Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/938

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’élocution, fort admirée des chroniqueurs ; le duc d’Orléans, ce prince aimable et séduisant, effaçait les plus célèbres orateurs de l’Université par l’abondance et l’éclat de son langage. Lorsqu’on venait le haranguer et développer devant lui, d’un ton solennel, quelque proposition savamment élaborée, la simplicité élégante et précise de sa réponse déconcertait tout ce savoir alambiqué, et l’humiliait par le contraste. Les autres princes de la famille royale, le duc d’Anjou, le roi de Navarre, le duc de Berry, sont cités comme excellens orateurs ; tel est aussi le mérite attribué au fameux comte d’Armagnac : tous ces seigneurs, ces hommes de guerre et de faction, puissans par l’intrigue, vivant dans les périls imprévus et les subites alarmes d’une lutte implacable, possédaient ce talent, cette ressource toujours prête de la parole facile et persuasive, qui désarmait les colères, prévenait les défaillances et suppléait par l’ascendant personnel à la faiblesse d’un pouvoir contredit et contesté.

Dans la tourbe des harangueurs de carrefour, il en est un que son importance a distingué des autres et tiré de l’obscurité : c’est Jean de Troyes, échevin de Paris, concierge de l’huis-de-fer au palais. L’histoire n’a pas dédaigné de rapporter quelques-uns de ses discours. Sa voix était comme le clairon de l’émeute. Précédant les bandes insurrectionnelles, il allait sous les fenêtres de la demeure royale interpeller le gouvernement, le sommer de comparaître et d’écouter ses remontrances. Un dialogue s’engageait entre lui et les ministres du prince ou le prince en personne. « Bonnes gens, que voulez-vous ? disait en tremblant le roi ou le dauphin. Me voici prêt à vous entendre et je ferai selon votre désir. Retournez à vos métiers, er, pour Dieu, calmez-vous. — Nous voulons, répondait Jean de Troyes, que vous preniez le chaperon blanc et vert du peuple de Paris (la mode avait changé depuis 1350) ; nous voulons, nous tous qui sommes ici, que les traîtres de votre cour, corrupteurs de la jeunesse des princes, nous soient livrés et jetés en prison. » Si la harangue restait sans effet, si la liste de proscription était repoussée, l’orateur faisait un signe à ses hommes : la bande aussitôt, brisant les portes, fouillait les appartemens du prince, arrachait les proscrits à sa sauvegarde, les emmenait ou les massacrait sous ses yeux. — Sortons de ce Paris fanatique et sanguinaire, surexcité dans ses pires instincts par la longue immoralité des guerres civiles. Dominant cette agitation, l’échauffant de ses ardeurs cyniques, la parole, pendant près d’un demi-siècle, a disputé avec succès à la force brutale le gouvernement du désordre ; elle a recueilli l’empire échappé aux mains débiles de la royauté et à l’impuissance des lois. Lasse enfin de ces excès, déchue de cette souveraineté révolutionnaire, elle va s’épurer et s’ennoblir, comme