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certains signes d’intentions plus libérales de la part du gouvernement. Ce n’était qu’une trêve trompeuse qui vient d’être violemment rompue. Au moment où l’empereur Alexandre revenait de Livadia avec sa cour arrivait à Moscou, il a été l’objet d’un nouvel attentat, et il n’a été préservé que par un heureux hasard, par suite d’une interversion dans la marche des trains qui formaient le convoi impérial. Les meurtriers se sont trompés : l’attentat n’avait pas moins été préparé savamment, de longue date, une mine avait été creusée et chargée de poudre ; elle a fait explosion au moment Voulu, — elle n’a atteint que les équipages impériaux. Que l’empereur Alexandre ait ressenti une vive et profonde impression, qu’il ait témoigné son amertume dans une réunion à Moscou, on ne peut guère s’en étonner. Encore une fois il a parlé de poursuivre la révolution, de fortifier l’éducation religieuse et morale. Oui, sans doute. Il n’est pas moins vrai que depuis quelque temps le gouvernement a fait ce qu’il a pu, qu’il a redoublé de surveillance et de répressions, qu’il a eu recours au régime militaire, — et à quoi toutes ces mesures ont-elles abouti ? Elles n’ont point empêché des meurtriers de préparer à loisir un travail de mine, une sorte de machine infernale attendant le tsar au passage. La police a été une fois de plus impuissante. Ainsi le travail des sectes révolutionnaires échappe à toutes les surveillances, il se poursuit sans interruption ; il s’avoue même avec audace puisque les jeunes conspirateurs qu’on jugeait récemment déclaraient sans détour qu’ils obéissaient aux ordres de leur gouvernement. Il y a donc une organisation occulte contre une organisation officielle, et dans cette lutte l’homicide est un moyen accepté, avoué par les conspirateurs.

C’est assurément une situation des plus compliquées, des plus pénibles, et d’autant plus grave que le choix d’une politique réellement préservatrice devient de jour en jour plus difficile. Ce qui est clair, c’est que toutes les répressions ont été inefficaces ; ce qui n’est pas moins certain, c’est que l’esprit de réforme est assez répandu en Russie pour que le gouvernement ne puisse se passer de son secours, pour qu’il doive un jour ou l’autre subir la nécessité de refondre, de rajeunir cette vieille organisation administrative de l’autocratie sur laquelle a reposé jusqu’ici l’empire des tsars. En Russie comme partout, quoique sous des formes et dans des conditions différentes, c’est la lutte entre l’esprit révolutionnaire et l’esprit de réforme. Pressé de toutes parts, le gouvernement a son choix à faire, et il ne peut guère vaincre ou décourager les complots qu’en cherchant une force nouvelle dans une politique de sérieuse et efficace réformation, dont on ne peut d’ailleurs se dissimuler les difficultés au sein d’un si vaste et si incohérent empire.


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.