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une vivacité de langage qui dans son franc-parler semblait parfois toucher à l’exagération ou à l’injustice[1].


II

Quand un vaisseau est en mer, est-ce aux passagers à donner des conseils au capitaine ou à critiquer les manœuvres de l’équipage ? Pour l’empereur Nicolas et pour les tchinovrriks de son écoles toute prétention d’influer sur la marche des affaires, de donner au pouvoir des avis ou des indications n’était ni moins ridicule, ni moins périlleuse. D’après les vues bureaucratiques alors en vigueur ; toute tentative de ce genre, alors même qu’elle eût été dictée par l’amour du bien public, n’eût été qu’une insolente usurpation sur les droits du gouvernement et de ses agens. Si la presse avait une fonction dans l’état, c’était d’informer le pays des actes du pouvoir, c’était d’amuser ou d’instruire le public, jamais de renseigner ou de contrôler l’autorité. Des journaux, des revues, des livres, l’autorité ne pouvait rien apprendre ; à leur égard elle n’avait qu’un rôle, les maintenir en dehors de sa sphère. Toute appréciation des intérêts politiques était interdite aux sujets du tsar, ils devaient s’estimer heureux quand le souverain daignait permettre à la presse officieuse de leur expliquer les intentions du pouvoir et de leur en faire comprendre les bienfaits.

Aujourd’hui, comme sous Nicolas, le Russe n’est qu’un spectateur de son gouvernement, il ne fait qu’assister à la pièce politique sans avoir le droit de monter sur la scène où. se joue le sort de sa patrie, mais alors c’était un spectateur muet et silencieux auquel toute observation, toute remarque sur l’ordonnance de la pièce ou le jeu des acteurs était strictement interdite. Les applaudissemens seuls étaient tolérés, encore devait-on prendre garde de ne pas sembler désapprouver l’un des actes ou des acteurs de la pièce, en laissant voir trop de préférence pour d’autres. Il n’était pas seulement interdit de blâmer, de critiquer le gouvernement, l’administration, les fonctionnaires, un article du règlement de la censure prohibait formellement toute proposition d’améliorer aucun service public. Le respect pour l’autorité ne devait permettre aux sujets aucune audace de ce genre ; c’eût été manquer à l’esprit de discipline que l’autocratie prétendait établir dans la vie civile comme dans la vie militaire.

  1. Comme exemple de ce que pouvait récemment encore se permettre la presse, à une époque où elle se sentait déjà moins libre que quelques années plus tôt, je citerai une série d’articles de M. Eug. Ouline, intitulés En Bulgarie, et réunis en volume après avoir paru dans le Vestnik Evropy, 1878-1879. On y trouve des phrases comme celle-ci : « Ailleurs la corruption n’est qu’une exception ; chez nous c’est l’honnêteté qui était l’exception, et les difficultés qu’elle rencontrait la rendaient impossible. »