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Les désillusions de la guerre de Crimée devaient porter un rude coup à cette conception du rôle des gouvernans et des gouvernés. Ni la société n’avait la même confiante docilité pour les ordres qui venaient d’en haut, ni la hiérarchie bureaucratique la même foi en sa propre infaillibilité. Aussi l’attitude de la presse vis-à-vis des affaires publiques, et l’attitude des agens de l’autorité vis-à-vis de la presse se modifièrent-elles notablement avant même la modification des lois sur la censure. Sous le souffle de l’esprit de réforme qui agitait tout le pays, les écrivains montrèrent une hardiesse, et les agens du pouvoir une tolérance, inconnues jusque-là. Un événement dont on n’eût attendu que des mesures restrictives, l’insurrection de Pologne en 1863, vint accroître l’autorité de la presse en la montrant tout à coup comme l’organe naturel du sentiment national à un moment où le pays se croyait à la veille d’une guerre avec l’Europe. Ce rôle inouï pour elle en Russie, la presse russe le dut à un journaliste moscovite encore aujourd’hui à son poste, au directeur de la Gazette de Moscou, dont un étranger peut ne point partager les vues et les haines, mais dont personne ne saurait nier l’énergie et la forte personnalité. Grâce à M. Katkof, la Russie eut alors le singulier spectacle d’un journal érigé en tribune et d’un écrivain sans autre arme que sa plume, sans autre titre que son talent, devenu le guide de la nation et l’inspirateur du pouvoir. Pour la première fois l’autorité étonnée et à demi dévoyée permit à un journaliste de s’ériger en juge et en conseil des actes du gouvernement, de louer ou de censurer les choses ou les personnes, et, fort de l’appui de l’opinion, de soumettre à son ascendant le monde officiel comme le pays, sans souci des intérêts ou des résistances du tchinovnisme. Jamais peut-être spectacle aussi insolite ne s’était vu sous un gouvernement absolu. Un jour la publication de la Gazette de Moscou fut interdite par le ministère, le journal suspendu n’en continua pas moins à paraître publiquement, le journaliste finit par avoir raison du ministre[1].

En Russie, la presse a ainsi été une puissance avant d’avoir aucun droit reconnu. Une tolérance plus ou moins éclairée ne lui pouvait longtemps suffire. Elle avait largement contribué à la discussion et à l’élaboration des réformes, il était juste qu’elle en profitât ; elle attendait, elle aussi, son émancipation. Les nouveaux règlemens judiciaires semblaient faits pour encourager ses prétentions, elle rêvait de n’être plus soumise qu’à des tribunaux réguliers, et, comble de témérité, on affirmait, on imprimait que la parole écrite ne devait relever que du jury. Ces ambitieuses espérances, plus d’une fois exprimées depuis, devaient être déçues.

  1. Sur cette époque, consultez les études de M. Ch. de Mazade dans la Revue du 1er novembre 1864, du 15 mars 1866, du 1er avril et du 15 mai 1868.