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faveur bien des actes et des déclarations du pouvoir. Pour combattre la réaction, ils peuvent se mettre à l’abri derrière les ukases impériaux, se poser en défenseurs des lois existantes, en apologistes du gouvernement contre les détracteurs qui en attaquent l’œuvre. Aux heures de trouble et de défiance, où toute liberté paraît sur le point de s’évanouir, où toute l’ambition des hommes de progrès est de ne pas trop reculer en arrière, c’est là pour la presse une précieuse ressource ; grâce à cet avantage, au milieu même de la compression la plus sévère, des écrivains habiles peuvent faire entendre des voix ou des notes discordantes, et épargner au pays l’humiliante et fastidieuse monotonie d’une presse à l’unisson. Il est vrai que le pouvoir est toujours maître de faire régner le silence autour des grandes questions en les interdisant aux journaux, et c’est malheureusement ce qu’il semble avoir fait trop souvent dans ces derniers mois.


III

Lors de mon premier voyage en Turquie, il y a déjà une quinzaine d’années, je fus étonné, en débarquant au pied de Péra, de voir un employé de la douane me prier de lui soumettre mes livres. Ce douanier de la pensée était un jeune nègre qui bredouillait et mêlait quelques mots de français, d’italien et d’anglais. Les choses se passent à peu près de même à la frontière russe, avec cette différence que le bakchich y règne moins effrontément, et que l’examen des livres ne s’y fait point par des noirs ignorans.

Les livres étrangers, ne pouvant être poursuivis dans la personne de leurs auteurs ou éditeurs, ne jouissent pas de l’exemption de la censure préventive. Comme sous Nicolas, il y a pour eux une censure spéciale (inoslrannaïa tsensoura). De cette censure étrangère relèvent les livres ou journaux qui se présentent aux portes de l’empire. La besogne ne lui fait pas défaut, car les Russes, grands amateurs des langues de l’Occident, le sont aussi beaucoup de ses littératures. Vers le milieu du règne de Nicolas, la librairie russe importait annuellement trois cent cinquante mille volumes étrangers, français surtout[1] ; la plupart, il est vrai, appartenaient au genre frivole, si ce n’est licencieux, celui qui trouvait le plus aisément grâce devant le rigorisme des censeurs. Tout en demeurant considérable, le chiffre de ces importations a, si nous ne nous trompons, plutôt diminué qu’augmenté, cela grâce au développement de la littérature et de la presse nationales.

La censure étrangère n’en a pas moins chaque année des milliers d’ouvrages à examiner, surtout en français et en allemand. Elle

  1. C’est là le chiffre donné pour 1836 par Schnitzler, Statistique de la Russie.