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j’ai mes raisons, répondis-je, mais ce n’est pas le moment de vous les donner ; adressez-vous au comité de censure. » M. Nikoladzé insistant pour connaître immédiatement les motifs de l’interdiction, notre discussion se prolongea un quart d’heure, moi sur le balcon, lui dans la rue. A la fin je lui déclarai que je ne le recevrais point et rentrai dans ma chambre. « Je saurai bien vous faire ouvrir ! » me cria-t-il d’en bas, et il se mit à frapper, à vociférer, à faire du vacarme. Dans le voisinage habitent plusieurs personnages, messieurs un tel et un tel ; le bruit les éveilla ; aux fenêtres, aux balcons se montrait du monde, on croyait que j’étais attaqué par des bandits. Craignant un scandale public, je fus obligé de sortir de nouveau sur mon balcon, je déclarai à M. Nikoladzé que son irritation ne me permettait pas de le recevoir. « Ne vous inquiétez pas, je serai tranquille, » répliqua-t-il. Je lui ouvris alors moi-même, parce que ma bonne dormait. Quand il fut entré, M. Nikoladzé me demanda un verre d’eau-de-vie pour se calmer, et nous nous mîmes à lire le feuilleton ensemble. Il disputa tellement, il fut si obstiné, il me fit une telle violence que je fus contraint d’admettre son feuilleton, avec quelques changemens, il est vrai, bien que je crusse préférable de l’interdire. En autorisant l’impression, je n’ai fait, je l’assure, que céder à la violence. »

Le pauvre diable de censeur, effrayé de sa responsabilité, faisait ainsi de son mieux pour excuser sa lassitude et se disculper de son indulgence. L’accusé, le tenace rédacteur, se défendit avec beaucoup d’habileté. Faisant profession du plus grand respect pour les lois de la presse et les ordonnances de la censure, il se plaignit seulement de l’arbitraire personnel des censeurs, des caprices de leur mauvaise humeur, avec laquelle il faut compter pour chaque numéro. « Et songez, disait-il, qu’il nous faut obtenir ainsi trois cent soixante-cinq décisions par an, trois cent soixante-cinq autorisations, pour la plupart attrapées au vol ! » L’accusé se changeait en accusateur de la censure. A l’honneur de ses juges, il fut absous, et ce qui caractérise le singulier mélange de liberté et d’arbitraire si fréquent en Russie, toute cette histoire et ces débats ont, avec l’autorisation des censeurs, été longuement racontés dans le journal incriminé, d’où ils. ont passé dans les feuilles de Pétersbourg pour faire le tour de l’empire.

On aurait tort de croire cependant que la censure se tint pour battue, ou que son indulgence d’un jour la désarma pour l’avenir. Quelques semaines à peine après cette victoire, l’Obzor de Tiflis annonçait à ses lecteurs que des raisons indépendantes de la volonté de ses rédacteurs le contraignaient à suspendre indéfiniment sa publication. De telles annonces ne sont pas rares, depuis quelques mois surtout, et chacun les comprend. L’obstiné Arménien avait