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sont pas oubliés ; on leur souhaite la bienvenue, et, dans un langage imagé, on fait des vœux pour leur heureux voyage. La scène a un grand caractère de simplicité naïve ; tous les hommes, groupés autour des chanteurs, écoutent avec une attention religieuse et se laissent aller à l’attrait de cette poésie improvisée. Il est difficile d’être plus près de la vie antique ; c’est le charme de ces voyages en Orient de retrouver, à peine altérés par des différences qu’on apprécie facilement, des formes d’esprit qui se conservent à travers les variations de races, grâce à la persistance des mêmes causes.


Dalian, 13 mai.

Le chemin qui mène de Marmara à Dalian est à peine frayé. Tantôt il traverse les montagnes couvertes de pins qui forment le promontoire de Karajagatsch ; tantôt il côtoie le bord de la mer, et se perd dans les marais qui couvrent les vallées basses à la suite de la saison des pluies ; il faut pousser son cheval dans les lagunes d’eaux mortes, où il enfonce jusqu’à la selle. Enfin ce petit sentier, vingt fois perdu et retrouvé, débouche dans de larges vallées coupées de plantations d’érables, où paissent à l’abandon des troupeaux de buffles. Au lieu dit Biouk-Karajagatsch s’élèvent quelques misérables huttes de terre, habitées par deux ou trois familles ; c’est le lieu de la halte. Un jardin planté de mûriers et entouré de haies d’aloès nous offre un excellent gîte. Le soleil levant nous montre la vallée vivement colorée de teintes fraîches, un léger brouillard flottant devant un rideau de magnifiques érables, et une immense prairie très verte. Mais tout cela est en friche, et les rares habitans qui cultivent à grand’peine un petit coin de terre sont dévorés de la fièvre.

Nous faisons route vers le nord-est, pour gagner un col d’où l’on aperçoit le lac du Koïjez-Liman, étroitement enserré entre les pentes de l’Aghlan-Dagh et de l’Éren-Dagh. C’est là un de ces aspects qui feraient le bonheur d’un peintre, tant le tableau est composé à souhait. Des pins morts de vieillesse ou brûlés à leur base par des bergers nomades gisent en travers du sentier ; au-dessus des têtes, écimées par la foudre, de ceux qui sont restés debout, on aperçoit le lac qui ondule comme un large fleuve entre les promontoires boisés, dominés par les sommets blancs de l’Aghlan-Dagh ; sur les flancs plus rapprochés de l’Éren-Dagh, les pins s’étagent par zones horizontales, de plus en plus clairsemés jusqu’au sommet dénudé de la montagne. Ces vastes échappées de vue compensent largement la fatigue d’une ascension monotone. Les bords du lac sont marécageux et malsains ; nous y trouvons cependant deux familles de pêcheurs qui ont établi leur domicile sous des platanes