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des haies de caroubiers et de lauriers-roses, se perd dans des fourrés épais, ou longe des ruisseaux d’eau vive ; c’est un véritable parc, qui contraste avec les plaines arides et les massifs rocheux de la Pérée rhodienne. Il fait nuit close quand nous arrivons à la vallée où il faut camper ; une herbe courte a remplacé la fraîche végétation de la montagne ; des cabanes désertes s’échelonnent dans la plaine ; enfin notre caravane s’arrête devant des abris construits avec des branchages entrelacés et éclairés par de grands feux autour desquels sont groupés des bergers. La flamme éclaire vivement des visages bronzés, des têtes rasées, à peine couvertes par de petits turbans posés obliquement ; les armes reluisent aux ceintures de cuir, et l’éclat du foyer fait scintiller les passementeries dorées des vestes et des guêtres brodées. Tous ces bergers sont venus de différens points de la vallée pour célébrer le mariage d’un des leurs. Nous nous trouvons invités à un repas de noces, composé de galettes de blé noir, de pilaf et de yaourt ou lait caillé ; du lait mêlé de miel forme une excellente boisson. Pour charmer les heures de la veillée, un des bergers entonne le chant de noces, tandis qu’un orchestre de trois musiciens l’accompagne avec un tambourin, une flûte et une guitare. La tête renversée en arrière, les yeux à demi fermés, le chanteur prolonge les notes aiguës de cette mélodie bizarre, que les assistans écoutent en silence, accroupis ou couchés de tout leur long ; de temps à autre un cheval, libre d’entraves, s’approche du foyer, dresse la tête au-dessus d’un groupe et repart au galop. A quelque distance de là, les femmes font aussi la veillée des noces ; une petite lueur perce à travers les tentes de feuillage, et leurs chants affaiblis arrivent jusqu’à nous dans les intervalles de silence. On n’analyse pas le charme de pareilles scènes ; tout y contribue, l’étrangeté du spectacle, la mine farouche de ces hôtes d’une nuit, le rythme singulier d’un chant qui vous berce avec des paroles inconnues, et même cette langueur délicieuse, voisine du sommeil, qui suit la fatigue d’une longue journée de marche. Le lendemain, le marié vient nous tenir l’étrier et nous souhaiter toutes les prospérités.

Le petit fleuve du Sari-Sou traverse une vallée d’aspect triste, envahie par les genêts et les ajoncs. Des Turkomans ou Yourouks y ont établi leur campement[1]. Le voyageur en Anatolie rencontre souvent ces nomades, qui forment une véritable population errante. Tantôt on croise leurs caravanes en marche, tantôt on les trouve installés sous leurs petites tentes de laine noire ; les chevaux, maigres et pleins de feu, paissent en liberté ; devant les tentes les femmes tissent des étoffes grossières, pendant que des marmots en

  1. Voir, sur les Youronks, les pages 174 et suivantes des Souvenirs d’un voyage en Asie-Mineure, par M. George Perrot.