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— Pourquoi vous a-t-elle manqué ? demande naïvement la petite juive.

— Parce qu’avec vous a disparu toute ma consolation, tout ce qui m’aidait à me résigner, répond Reb Herschel en baissant les yeux et d’une voix frémissante.

Elle aussi tremble un peu et cache sous ses longues paupières l’éclair de joie qui a soudain jailli de sa prunelle.

— Et maintenant, reprend-elle tout bas, vous allez achever vos études bien loin ?

Il nomme la grande ville vers laquelle il compte se diriger.

— C’est loin en effet ! Et il faudra vous habiller à l’allemande, n’est-ce pas, raser votre barbe, couper les boucles de vos cheveux ?

— Sans doute.

— Que diront les gens ?

— Les nôtres ?.. Ils me maudiront, j’en suis persuadé, ils m’appelleront infidèle ; mais voyons, que voulez-vous que je fasse ? En épargnant sou sur sou, j’ai mis de côté quelque trois cents florins, je n’entends rien au commerce, mes parens étaient pauvres et vivaient misérablement à cuire du pain. Acheter une ferme ?.. On ne vend pas de terre aux juifs, on la leur afferme pour les en chasser quand ils l’ont engraissée de leurs sueurs. Cultiver des champs étrangers, c’est un travail de manœuvre… Conseillez-moi, Freudele, je suis jeune et robuste, j’ai de l’énergie et un but devant moi, une idée fixe…

— Ne croyez pas que le moyen dont vous parlez vous rapproche de ce but, réplique Freudele en secouant la tête. Avant tout, je ne voudrais pas vous entendre appeler infidèle.

— Mais vous saurez que c’est pour vous, Freudele ; je vivrai de mes épargnes et du salaire de quelques leçons que je pourrai donner pendant ces sept années que rempliront mes études de médecin. Sept années, entendez-vous, les sept années que mit Jacob à mériter Rachel.

La jeune fille sourit ; cette fois la demande est claire et formelle : — Reb Herschel, dit-elle avec un soupir de regret, pourquoi n’avez-vous pas commencé plus tôt cette longue tâche ?

Il lui prend la main avec tendresse, sans songer à lui donner toutes les excuses qu’il trouverait si facilement.

Un garçon de sa condition n’eût osé concevoir de bonne heure l’idée de devenir étudiant en médecine ; et puis les juifs n’avaient pas encore pris l’habitude de fréquenter les écoles étrangères où l’on néglige d’enseigner l’hébreu et d’approfondir l’histoire sainte ; ils s’en tenaient au Cheder y qu’ils quittaient trop tard pour pouvoir passer ensuite à de nouvelles branches d’érudition. Toutefois, le cas de Reb Herschel n’est pas rare ; on a vu plus d’un juif barbu venir