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fait suffisante. On jouait indifféremment du Mozart et du Beethoven, du Rossini et du Gounod, car la châtelaine n’était pas exclusive dans ses goûts, et en musique, disait-elle, tous les genres lui étaient bons, hors le genre Wagner. Le divertissement fini, la comtesse mettait sur le tapis quelque question d’art ou de littérature suggérée par l’excursion du matin, et la discussion une fois entamée se prolongeait souvent fort tard dans la nuit. Ce qui, pour les hôtes de la villa, faisait le grand charme de ces entretiens, c’est qu’ils étaient parfaitement libres et décousus, que l’esprit y soufflait où il voulait, et qu’on revenait parfois par les détours les plus accidentés au sujet principal qu’on avait longtemps perdu de vue. Le piquant n’y manquait pas non plus ; la comtesse aimait à railler le prince Silvio, excellent humaniste, sur ses citations grecques et latines, et le vicomte Gérard ne se refusait pas le plaisir d’agacer de temps en temps l’enthousiaste châtelaine par des remarques sceptiques ; de temps en temps aussi l’abbé dom Felipe intervenait par des rappels sévères à l’orthodoxie dont ses amis lui semblaient s’écarter inconsidérément. Tout cela cependant sans méchanceté ni pédanterie, grâce au bon goût de la compagnie, grâce surtout au tact exquis d’une femme vraiment supérieure. La comtesse Albina n’avait point cette pudeur sur la science que Fénelon recommandait aux femmes, et qu’il voulait vive et délicate presque à l’égal des autres pudeurs. Elle était Italienne, par conséquent sans fard et sans vergogne dans ses sentimens comme dans ses expressions ; elle ne tirait aucune vanité de son savoir en bien des matières, comme elle n’avait aucune honte de son ignorance en bien d’autres, et elle était surtout avide d’apprendre et de s’instruire. « Prenez garde, lui dit un jour l’abbé dom Felipe, vous avez la dangereuse curiosité de notre mère Eve. — Pour les pommes d’Hespéride seulement, » s’empressa d’ajouter aussitôt le prince Silvio, avec sa galanterie d’antiquaire, et la société de rire bien joyeusement. Seul le marchese Arrigo avait poussé un soupir discret ; ainsi du moins l’affirmait le vicomte Gérard, par pure malice probablement et pour maintenir sa réputation de diplomate à l’oreille fine et au regard pénétrant.


On avait passé la matinée au Bargello, dans la chapelle du Podestà, devant les deux célèbres fresques de Giotto, dont l’une représente Dante en compagnie de son ancien précepteur Brunetto Latini et du terrible Corso Donati, son parent et plus tard son ennemi et son proscripteur. Ces fresques, comme on sait, ont subi des vicissitudes bien étranges. Fort mal conservées sous l’épaisse couche de plâtre qui les avait recouvertes pendant plusieurs siècles, elles ne furent rendues à la lumière qu’en 1841, par des mains malheureusement