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précédé de plusieurs années l’avènement du moine de Wittenberg ; mais je sais aussi qu’il y a eu des réformateurs avant la réforme, et je me demande si le disciple de Savonarole n’a pas inauguré, à sa manière et dans son langage à lui, cette traduction de la Bible qui fut le grand coup d’état de Luther ?..

LE COMMANDEUR. — Je ne le pense pas, cher ami, et je crois de mon devoir de vous mettre en garde contre un penchant beaucoup trop général de nos jours, d’insinuer aux poètes et aux artistes des vues et des visées qui furent loin de leur esprit. Ne faisons pas de Michel-Ange un précurseur plus ou moins inconscient de Luther, et pour apprécier un maître, si grand et si universel qu’il soit, ne quittons jamais le domaine de l’art qui est son domaine propre. Il y avait harmonie préétablie, et, comme dirait Goethe, affinité élective entre le sombre et véhément peintre de la Sixtine et les héros d’Israël, hautains et féroces. Ces figures avaient pour lui de plus l’attrait immense de n’avoir pas encore été façonnées par l’art du moyen âge, de se prêter docilement aux inspirations de son génie créateur, si rebelle à tout contrôle, — au contrôle de l’idéal chrétien comme à celui de l’idéal classique, au contrôle de la vérité naturelle comme à celui de la vérité historique. Car il importe de rappeler que ce génie a eu aussi peu d’égards pour les données de la nature ou de l’histoire que pour celles de l’antiquité ou du christianisme. Qui de nous n’a pas entendu parler des études anatomiques de Buonarotti ? Aucun maître à coup sûr ne l’a dépassé ou seulement égalé dans la science du corps humain. Que ses personnages pourtant, avec leur musculature athlétique, leurs cous allongés, leurs poses torturées et leurs expressions inquiétantes, font violence à notre sens de réalité, et que toute la science anatomique est impuissante à nous inspirer la foi dans l’existence de ce monde de colosses qui parfois nous écrase et presque toujours nous déroute ! On a dit avec raison que pas une des figures de Michel-Ange ne pourrait se lever et marcher sans ébranler l’univers et faire sauter le cadre de la nature. Il serait certes puéril de demander à un élève de Ghirlandaio ce respect de la couleur locale, ce souci du costume et du caractère d’une époque, en un mot ce sens historique qui a fait défaut à tous les artistes de la renaissance ; je doute néanmoins que jamais artiste de ce temps eût conçu une grande page d’histoire nationale de la manière dont fut exécuté le fameux carton de Pise. C’est pour orner la Salle du Conseil du souvenir des deux victoires les plus glorieuses dans ses annales que la république de Florence avait commandé à Léonard de Vinci la Bataille d’Anghiari, et à Buonarotti la Défaite des Pisans ; mais, tandis que Léonard a pris pour principal sujet le point culminant d’une action guerrière, une lutte acharnée autour de ce drapeau qui est le symbole