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tenir aux madones de Raphaël, et aux marbres inspirés de notre grand Andréa Sansovino.

Un génie sans ancêtres et sans postérité, un génie unique dans les annales de l’imagination créatrice, et qui du fond de son moi a tenté de construire un univers inconnu ; qui a rompu avec toutes les traditions et toutes les notions du passé, pour ne suivre en toutes choses que les inspirations de sa pensée souveraine ; qui a exploré jusque dans ses coins les plus reculés le domaine de la plastique, mais qui s’est aussi brisé et meurtri à ses bornes infranchissables ; un esprit qui a rêvé je ne sais quel sublime ἕν ϰαὶ πᾶν de l’art, et qui n’a laissé que de sublimes fragmens et débris ; qui a connu les plus fières extases aussi bien que les défaillances les plus déchirantes, et dont le nom marque à la fois l’apogée et la décadence de notre art moderne : tel nous apparaît Buonarotti aussitôt que nous ne craignons pas de le regarder en face, et de nous élever au-dessus de ces jugemens de convention qui, depuis les temps de Vasari, n’ont cessé d’avoir cours chez nous. Car il est permis d’appliquer à Michel-Ange ce que le poète français a dit d’un autre Titan, du César moderne :

Cet homme étrange avait comme enivré l’histoire,
La justice à l’œil froid disparut sous sa gloire !

Eh bien ! je me trompe fort, ou à tous les points de vue indiqués ici, l’auteur de la Divine Comédie nous présente un spectacle très différent et complètement opposé. Loin d’abord de rompre comme Michel-Ange avec la tradition hiératique de l’art chrétien, et de rejeter le grand travail des générations passées, Dante a fait des croyances et des imaginations du moyen âge les fondemens mêmes de son œuvre immortelle. Il a pris à ce moyen âge les sujets, les types et les emblèmes ; il s’est inspiré de ses légendes religieuses, de ses fictions populaires, des contes de ses troubadours et trouvères : son poème est l’épopée par excellence de cette époque mémorable dont il reproduit les sentimens, les idées et jusqu’aux doctrines scolastiques. Ce n’est pas seulement dans ses détails, et ses épisodes, c’est dans tout son ensemble que ce merveilleux édifice est construit de matériaux préparés par une longue suite de siècles, de pierres tirées des rudes et primitifs monumens de la pensée catholique ou nationale, — pierres brutes et informes, mais qu’une main d’artiste magique a su façonner, polir et coordonner ensuite d’après un plan admirable. Notre Ugo Foscolo a été le premier à signaler ce fait, au commencement de ce siècle ; après lui nombre d’érudits ont suivi le sillon, et un Français a pu donner à une étude très ingénieuse sur ce sujet le titre aussi piquant que bien justifié de la Divine comédie avant Dante[1]. Telle légende

  1. Voyez cette étude de M.  Charles Labitte dans la Revue du 1er septembre 1842.