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même dans ses fresques, alors qu’Alighieri fait son domaine de toute la création et emprunte ses moyens aux branches les plus diverses de l’art ? Considérez seulement ce que j’appellerais volontiers les décors et les accessoires dans la Divine Comédie, et admirez-y la distribution à la fois profuse et ingénieuse du règne animal, végétal et sidéral dans les trois royaumes du monde invisible. Quelle immense zoographie dans l’Enfer, quel incomparable bestiarium, pour employer une expression courante du moyen âge ! Depuis les trois bêtes allégoriques de la selva selvaggia jusqu’aux nœuds tachetés de Géryon, « avec des couleurs multiples telles que jamais Turcs ni Tartares n’en ont brodé dans leurs étoffes, » et jusqu’aux ailes de chauve-souris de Lucifer, tout vous y parle d’une faune comme aucune imagination humaine n’en a conçu de plus variée ni de plus fantastique. Dans le Purgatoire, par contre, quelle flore gracieuse et merveilleuse, naturelle et surnaturelle, depuis « l’humble jonc qui renaît subitement là où il a été brisé » et dont Virgile ceint les reins de son compagnon à leur sortie de la Caïna, jusqu’à cette vallée enchantée où reposent les âmes repentantes après leur journée d’épreuves, — « vallée aux herbes plus brillantes que l’or et l’argent fin, le pourpre et la céruse, le bois indien luisant et serein, et l’émeraude fraîchement cassée[1] ; » — depuis ce nuage de fleurs (nuvola di fiori) tenu par la main des anges, et au milieu duquel apparaît Béatrice, jusqu’aux arbres de la vie et de la science qui se dressent au sommet de la montagne sacrée[2] ! Dans le Paradis enfin, les corps célestes seuls remplissent les espaces infinis ; la voie lactée, les astres et les planètes y chantent la gloire de Dieu, et le regard ne rencontre plus partout que rayons et lumière... Et ne dirait-on pas aussi que le poète change de même jusqu’au procédé et au genre d’art, à mesure qu’il change de royaume dans son mystique pèlerinage ? Tout est drame, action et mouvement dans le sombre séjour des damnés. Dans les cercles du repentir ensuite, les âmes n’ont plus d’enveloppe : des images (intagli), des « visions extatiques[3] » remplacent ici les scènes animées et émouvantes de la région des maudits. Dans « le temple angélique » des bienheureux, disparaît enfin jusqu’à ce « parler visible [4] » des images et des visions : l’ouïe seule est sollicitée par des chants, par des sons et des harmonies célestes ; les divers degrés de béatitude dans les sphères lumineuses apparaissent comme les voix diverses d’une même et douce mélodie[5]. L’association

  1. Purgat., I, 133-136 ; VII, 73-84.
  2. Purgat., XXX-XXXII.
  3. Purgat., X, 32 ; XV, 85, 86 et passim.
  4. Purgat., X, 95.
  5. Parad., VI, 124-126 ; XXIV, 151-154 et passim.