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la charité : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît » comme le dernier mot de la morale et de la science sociale. Le catholicisme, devenu d’ailleurs si pauvre de nos jours en travaux philosophiques, ne s’élève pas au-dessus de ce point de vue, comme on peut s’en convaincre en lisant les ouvrages de l’abbé Bautain et du père Gratry. Le protestantisme interprète la même maxime dans son sens le plus profond, et s’en contente. M. Secrétan, par exemple, après avoir donné à l’amour chrétien sa signification la plus philosophique, en fait le fondement de l’ordre social. Voyons si on n’a point exagéré la valeur de la maxime chrétienne, et si nos sociétés modernes peuvent fonder là-dessus leur jurisprudence et leur politique.

Sans doute, au point de vue pratique, la maxime chrétienne a son utilité. Elle fournit une sorte de procédé empirique et même mécanique pour rétablir dans notre esprit, entre nous et les autres, l’égalité morale sans laquelle il n’y a ni respect ni amour. L’intérêt me pousse à tirer les choses de mon côté, à prendre la plus grosse part ; pour corriger cette erreur, il suffit souvent de me figurer que je suis vous et que vous êtes moi ; aussitôt, en vertu des lois de l’association des idées et de la sympathie, j’éprouve une tendance en sens contraire vers autrui identifié avec moi. Les deux tendances finissent par produire une sorte d’équilibre qui a de grandes chances pour se confondre avec l’égalité de la justice et de la fraternité. En d’autres termes, la balance qui est à la disposition de notre Thémis intérieure n’est pas toujours exacte : il y a un plateau qui penche plus que l’autre, celui qui est de notre côté ; or, comment fait un physicien pour constater et corriger l’inexactitude d’une balance ? Il met à gauche l’objet qui était à droite, à droite l’objet qui était à gauche. Par un artifice semblable, la maxime chrétienne retourne l’égoïsme même contre l’égoïsme et met l’intérêt au service de la charité.

Aussi serait-il injuste de voir dans ce précepte, comme on l’a parfois prétendu, une maxime d’intérêt déguisé, et on ne doit pas le traduire à la manière de Hobbes et des utilitaires en disant : « Faites aux autres ce que vous voulez qu’ils vous fassent, afin qu’ils vous le fassent en effet. » Il est encore de nos jours des philosophes qui veulent ainsi fonder la justice et la fraternité sur une réciprocité de fait, sur une égalité de fait ; mais la justice et la fraternité dignes de ce nom sont au contraire tellement désintéressées qu’elles n’attendent pas la réciprocité pour agir conformément à l’idéal moral. Si on ne me traite pas comme je traite les autres, je puis être dans certains cas armé d’un droit de légitime défense ; mais jamais l’injustice d’autrui ne me donne, par réciprocité, le droit d’être également injuste, ni la haine le droit de