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Nous conclurons donc que la fraternité est impossible sans la justice et sans l’exacte détermination du droit, qui seule lui donne un objet, une fin, une règle. Cette détermination ne peut se faire que par l’étude scientifique des conditions du contrat social et de l’organisme social. Nous venons de voir que des sentences à la fois sublimes et vagues, comme celles dont l’Orient a été si riche, ne suffisent pas à la morale ; encore moins pourraient-elles suffire à la science sociale. « Travailler au bonheur des hommes, à leur vertu, à leur salut, » rien de plus beau en apparence ; rien de plus difficile dans la vie civile et politique. Il faudrait préalablement s’entendre sur le vrai bonheur, sur la vraie vertu, sur le vrai salut. Prendre pour but dans sa conduite envers les autres quelque chose de supérieur à la liberté des autres, fût-ce leur béatitude céleste, c’est déjà être sur la voie de l’usurpation, car l’usurpation consiste à substituer sa conscience à celle d’autrui. L’Inde et le moyen âge nous offrent le plus frappant exemple de l’absorption du droit dans l’amour et de ses inconvéniens sociaux. Revendiquer son droit, le maintenir et le soutenir devant tous semblerait contraire aux vertus de résignation, de douceur, de patience, de pardon des injures, d’humilité, qui sont essentielles à la charité orientale et chrétienne[1]. Frappé sur une joue, le fidèle tend l’autre joue. Quand Bouddha dit à son disciple : « Si on t’injurie, que penseras-tu ? » on sait ce que le disciple répond : « Je penserai que ce sont des hommes bons et doux, ceux qui ne me frappent ni de la main ni à coups de pierre. — Et s’ils te frappent ? — Ce sont des hommes doux, ceux qui ne me privent pas de la vie. — Et s’ils te privent de la vie ? — Ce sont des hommes doux, ceux qui me délivrent de ce corps rempli de souillures. » Ainsi le mystique se réjouit de la persécution, il en subit l’injustice avec la passivité du fatalisme ou de la résignation à la Providence. Le citoyen moderne ne peut faire si bon marché de la justice : il exige le respect parce qu’il tient à sa dignité ; au lieu de coopérer par un excès de mysticisme à l’immoralité des persécuteurs, il proclame et réclame son droit quand on le viole. Si vous étiez seul en cause avec ceux dont vous subissez l’injustice, votre résignation pourrait encore se comprendre ; mais il y a d’autres hommes que vous, et bien des générations vous suivront ; or, au point de vue même de l’amour intelligent, conséquemment de l’amour juste, si vous devez aimer vos persécuteurs, ne devez-vous pas aimer encore plus les persécutés, parmi lesquels seront sans doute vos enfans mêmes ? Ne devez-vous pas maintenir vos droits tout au moins dans l’intérêt de ceux qui viendront après vous ? Remettre à Dieu seul la cause des

  1. Voyez sur ce sujet M. Paul Janet, ibid, tome I, p. 311 et suivantes.