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de la science, que l’intérêt même de la charité est d’être la justice et réciproquement. En un mot, il faut que la fraternité devienne juridique et que la justice devienne fraternelle. Si la justice est, selon la définition stoïque, la force de l’âme mise au service du droit, la fraternité est la tendresse de l’âme au service du droit, et cette tendresse, elle aussi, quand elle est éclairée, devient une force.


III

Nous venons de voir que la vraie fraternité ne repose point sur des croyances religieuses et surnaturelles ; il faut donc en chercher le fondement dans la notion même de l’homme et dans les conditions essentielles de la société entre les hommes. Telle est en effet la tendance moderne, surtout depuis les philosophes du XVIIIe siècle et la révolution française. La fraternité n’est pas, nous l’avons vu, une conséquence de quelque commune origine ; ce n’est pas non plus, comme M. Secrétan semble le croire, une fin proposée à l’humanité par quelque père commun de tous les êtres, une sorte d’idée divine qui nous servirait de modèle, c’est une idée humaine, éclose peut-être pour la première fois dans le cœur de l’homme, au sein de la nature jusqu’alors indifférente et insensible. En d’autres termes, la fraternité est un idéal, et cet idéal, le seul capable de satisfaire la pensée, n’est autre que celui de la société universelle : union libre de tous les êtres par une affection mutuelle qui concilierait la plus parfaite diversité et la plus parfaite unité.

En vertu d’une loi psychologique que nous avons souvent invoquée, l’homme ne peut concevoir cet idéal sans le vouloir, parce que toute pensée enveloppe un commencement d’action et tend spontanément à sa réalisation propre. Je ne puis donc avoir l’idée de la fraternité universelle sans une tendance proportionnelle à modeler ma conduite sur ce type supérieur. Celui qui agit sous cette idée directrice, celui chez qui la plus haute des conceptions intellectuelles l’emporte sur les besoins ou les intérêts physiques, celui-là commence par cela même la réalisation de la fraternité.

Ainsi conçue, la fraternité morale est inséparable dû droit, qui, nous le savons, est aussi une pure idée, — l’idée de la personne comme ayant sa valeur en elle-même et par elle-même. Il y a deux conditions sans lesquelles le réel amour d’autrui ou la réelle fraternité serait impossible. En premier lieu, pour que je me croie capable de donner à autrui quelque chose qui m’appartienne véritablement et dont on puisse me savoir gré, il faut que je m’attribue préalablement une certaine propriété de moi-même,