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même d’erreur qui n’ait des conséquences sociales, surtout dans nos sociétés civilisées et démocratiques, où les volontés et les opinions de chacun règlent les affaires de tous, où chacun a toujours une fonction non-seulement dans la famille, mais encore dans l’état. On oublie trop jusqu’où s’étendent les effets sociaux des torts individuels. Toute faute, toute erreur même relativement aux droits d’une autre personne ou aux affaires de tous est une altération des conditions normales de la société et pour ainsi dire du milieu où les hommes doivent vivre ; c’est de l’air, c’est de la lumière retirés à autrui, c’est une servitude imposée à ceux qui devraient être toujours de libres associés. Et ce n’est pas seulement la servitude qu’on impose aux autres hommes en méconnaissant le droit volontairement ou involontairement ; on leur impose d’une manière indirecte l’injustice même. La plus triste conséquence de l’injustice, en effet, c’est qu’elle tend à provoquer par un retour fatal une injustice semblable, c’est qu’elle introduit dans la société un germe de haine et un désir de vengeance qui tôt ou tard se développe et éclate. Bien plus, l’injustice exerce son influence sur la justice même, qu’elle oblige à employer la force pour sa propre défense, à se faire violente pour réprimer la violence, et à prendre ainsi les formes de l’injustice ; les droits moraux deviennent alors des forces physiques et sont obligés de s’armer pour se protéger : la guerre sous tous ses aspects devient permanente dans la société[1]. Le premier qui a introduit l’injustice dans le monde y a introduit un état d’hostilité morale qui dure encore : les hommes depuis ce temps n’ont pu compter d’une manière absolue les uns sur les autres ; ils ont dû, dans leur association même, prendre leurs précautions contre leurs associés, comme si ces associés étaient en même temps, sous d’autres rapports, des ennemis. Pascal, ne voyant que ce côté des choses, s’écriait : « L’homme est un ennemi pour l’homme. » De là dans la réalité une atteinte permanente aux clauses idéales du contrat entre les hommes. Ce contrat, au lieu d’être un fait, reste alors une pure idée, ou du moins un fait mélangé et incomplet qui n’exprime que la moitié des choses : contrat social et violence sociale, voilà l’expression complète de la société réelle.

Devant cet état de choses, chaque individu doit contribuer pour sa part à la réparation de la commune injustice et au rétablissement des vraies conditions de la société humaine. De là les formes et les

  1. Nul philosophe n’a mieux montré que M. Renouvier, dans sa Science de la morale, les altérations nécessaires que les suites du mal et de l’injustice font subir à la morale appliquée et au droit appliqué ; à tel point que, selon lui, un véritable « droit de guerre » subsisté toujours à côté du « droit de paix » dans la société humaine. C’est l’idée dominante et la plus originale de son œuvre.