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les générations antérieures, les générations présentes ont accepté du même coup les bénéfices et les charges de l’association dans laquelle elles entraient, et parmi ces charges se trouve la dette générale de justice réparative. Ainsi, à tous les points de vue, cette dette ne saurait être éludée par l’état.

Sans doute, dans ce retour vers le passé il faut s’arrêter à de justes limites. Il ne faut pas croire qu’une société doive entreprendre de réparer toutes les injustices sociales et politiques du passé ; il y a nécessairement prescription pour tout ce qui est invérifiable et inappréciable. Le devoir en effet cesse avec le pouvoir, et il est clair que la société n’aurait point le pouvoir de constater ni de réparer des torts depuis longtemps passés ; elle risquerait de commettre des injustices nouvelles en voulant réparer toutes les injustices anciennes. Il n’en est pas moins vrai que tout droit, en lui-même, est moralement imprescriptible, et la prescription qui existe on fait dans nos lois n’est pas, comme on le croit d’ordinaire, une négation de ce principe : c’est simplement la reconnaissance sociale d’une impossibilité de fait. Mais une société comme telle, considérée dans son ensemble, ne saurait se prévaloir de la prescription pour rejeter son devoir général de justice réparative, car ici le devoir et le pouvoir sont réunis : il ne s’agit, en effet, que d’une obligation générale qui est incontestable et d’une réparation qui est toujours praticable elle-même dans sa généralité. Seulement cette réparation n’est plus une pénalité, mais une compensation : elle ne peut s’exercer que sous la forme de la bienfaisance publique et des services publics, tels que l’instruction. Du reste, — nous venons d’en voir des exemples, — la société n’a pas besoin de remonter bien haut dans le passé pour se voir obligée par ce devoir de réparation : même dans les limites légales de la prescription, qui sont à peu près celles d’une génération d’hommes, la société se trouve déjà chargée d’obligations de ce genre.

On voit par ce qui précède que la fonction réparative, dans l’ordre social, ne saurait incomber à un homme seul ni à quelques-uns ; elle incombe à tous les membres de la société : elle est du ressort de l’action collective et doit être exercée par l’état. Quand des individus ou des classes croient avoir envers la société un droit moral à la réparation, la société seule est juge en dernier ressort, et le droit ne peut être revendiqué par la force. Si l’individu renonce à se faire lui-même justice dans les affaires civiles, à plus forte raison y renonce-t-il dans les questions sociales et politiques. Mais l’illégitimité des revendications violentes et matérielles ne doit pas faire méconnaître la légitimité des revendications morales et pacifiques. — Objectera-t-on que tout droit est revendicable seulement sur un individu déterminé ou sur plusieurs individus