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En France, les fonctions de ces divers agens ne sont pas aussi tranchées, et le même individu est souvent à la fois propriétaire, entrepreneur et ouvrier. Le nombre des propriétaires exploitant par eux-mêmes y est en effet de 1,812,182, tandis que celui des fermiers et métayers est de 1,441,142 seulement. Les exploitations y sont aussi beaucoup moins étendues qu’en Angleterre, puisqu’on en compte 2,435,401 ayant moins de 10 hectares ; 636,309 de 10 à 40 hectares et seulement 154,167 de plus de 40 hectares. La constitution de l’industrie agricole est donc moins parfaite chez nous que chez nos voisins et moins favorable à la production prise dans son ensemble. Les exploitations sont trop petites et trop disséminées pour qu’il n’y ait pas beaucoup de perte de temps et de fausses manœuvres ; elles se prêtent mal à l’emploi des instrumens perfectionnés et à l’amélioration du bétail. La plupart de nos cultivateurs sont trop ignorans pour être au courant des progrès de la science, ou trop pauvres pour pouvoir faire les dépenses que nécessiterait une exploitation productive ; mais ils rachètent cette infériorité par leur ardeur au travail et leur amour du sol. L’espoir qu’a l’ouvrier français de pouvoir un jour acheter avec ses économies un morceau de terre, dont il sera propriétaire et qu’il cultivera pour son compte, est un stimulant que n’a pas l’ouvrier anglais, qui, à la fin de chaque année, est aussi dénué de ressources qu’au commencement, et qui n’a, pour ses vieux jours, d’autre perspective que le work-house et les secours de la paroisse. Si donc, au lieu de mesurer la prospérité agricole des deux pays par le rendement brut à l’hectare, on la juge par le degré de bien-être des populations qui vivent du travail de la terre, c’est sans aucun doute à la France qu’appartient le premier rang. Ce bien-être, c’est à la possibilité pour tous d’arriver à la propriété qu’elle le doit. Notre classe de paysans n’a son analogue nulle part ailleurs et c’est son esprit d’ordre et d’économie qui ont permis à notre pays de supporter des désastres et des sacrifices sous lesquels tout autre eût été écrasé. Nous ne saurions trop appeler sur ce point l’attention de ceux qui, frappés des inconvéniens que présente pour l’exploitation du sol le principe de l’égalité des partages, demandent, sinon le retour au droit d’aînesse, du moins la liberté pour le père de famille de tester comme il l’entend. Ils ne voient que le côté matériel de la question et négligent le côté moral, qui est de beaucoup le plus important.

Mais, si la constitution agricole de la France est moins favorable aux progrès que celle de l’Angleterre, il s’en faut qu’elle y soit réfractaire ; et depuis un certain nombre d’années, surtout depuis la création des chemins de fer, les améliorations réalisées chez nous ont presque rétabli l’équilibre entre les deux pays. Ces