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BEVUE LITTÉRAIRE. qu’en détail, ou du moins, dans leur rapport avec l’édifice qu’ils ornent plutôt qu’en eux-mêmes, et dans l’abstraction de leur isolement. Son éditeur lui reprocherait volontiers à ce propos d’avoir gardé le silence, en passant par Anvers, sur les grandes toiles de Rubens. Je crains bien qu’encore ici nous ne commettions une légère erreur. Un excellent juge[1] a remarqué qu’au XVIIe siècle « l’art consistait surtout dans une application monumentale de ses beautés et de ses splendeurs » et que le goût public « ne savait pas encore distraire la beauté de l’utilité, de la convenance et de l’à-propos. » On ne pourrait mieux dire. Après les Mémoires de Pierre Thomas, ou en même temps, lisez dans la collection des Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, le journal de voyage en Italie du marquis de Seignelay, fils de Colbert[2]. Vous n’y trouverez aussi que des indications en passant, quelques signalemens rapides, quelques jugemens nets et précis, d’ailleurs pas une exclamation. C’est un « bon esprit » et, selon le mot de La Bruyère, « les bons esprits admirent peu, ils approuvent. » Non qu’ils soient insensibles. Seignelay note expressément « qu’il fut une heure entière à considérer l’Hercule Farnèse. » Mais ils ne conçoivent pas l’art indépendamment de l’appropriation déterminée des œuvres à un effet monumental. « Je vis encore, dans les jardins du Vatican, dit Seignelay, deux grandes statues de Fleuves qu’on n’a point fait servir à aucune fontaine. » Un autre détail caractéristique est son jugement sur la colonnade qui enveloppe la place Saint-Pierre, à Rome. Il en marque l’auteur, — la date, — le prix de revient, — et il ajoute : « On trouve à dire qu’elle soit en ovale, parce qu’une colonnade n’étant faite que pour se promener et afin que les rangs de colonnes fassent un bel effet à la vue, celle-ci, lorsqu’on est dessous, ne représentant aux yeux qu’une confusion de colonnes, elle semble ne laisser devant soi aucun espace pour la promenade[3]. » L’art est pour eux un ornement de la vie commune, tout ainsi que la littérature ; et l’artiste ou le poète sont des hommes qui concourent, chacun pour sa part, à la diversité de l’existence, par conséquent à son embellissement, et nullement des maîtres qui du haut de leur supériorité fassent la leçon à leur temps. Ont-ils tort ? ont-ils raison ? je n’en sais rien pour aujourd’hui ; je constate seulement que chez tous les peuples, les grandes époques de l’histoire de l’art sont celles, où sous une direction commune, toutes les formes de l’art se prêtent ce mutuel concours et qu’en art comme en littérature, il n’y a jamais eu de style que sous cette condition.

  1. L. de Laborde.
  2. Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, publiés par M. P. Clément ; III, 2e partie.
  3. Remarquez qu’il n’importe nullement ici de savoir si ce jugement est celui de Seignelay lui-même, ou des artistes qui l’accompagnaient, ou des curieux de Rome même, puisqu’il ne s’agit que d’établir l’existence d’une façon de penser commune à tout le siècle.