Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/543

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éteint et efface tout. L’abbé de Choisy nous dit « qu’il n’a jamais voulu fâcher personne ; » louable intention, mais qui ôte à ses récits tout accent personnel et n’en fait qu’une sèche gazette.

C’est lui pourtant que, de nos jours, on oppose le plus volontiers à Saint-Simon ! On les rapproche, on les compare, et l’on veut nous persuader que l’un n’existerait pas sans l’autre. J’avoue qu’il m’est impossible de m’imaginer que, si Saint-Simon n’avait pas eu à sa disposition une copie du Journal de Dangeau, il n’aurait pas écrit ses Mémoires. Écrire n’était pas pour lui, comme pour tant d’autres, une vanité pu un plaisir, c’était une nécessité. Ce cœur trop plein avait besoin de s’épancher. Il souffrait de ne pouvoir communiquer ses émotions aux autres et d’être forcé de les garder pour lui. « J’étouffais de silence, » dit-il, en racontant la mort de Monseigneur ; et ailleurs, à propos de certains projets politiques qui le passionnaient : « Je les avais jetés sur le papier pour mon soulagement. » Sans le Journal de Dangeau, il aurait peut-être fait ses Mémoires autrement, mais dans tous les cas il les aurait faits, et, sous une forme différente, nous aurions toujours un chef-d’œuvre. M. de Boislisle ne conteste pas ce qu’il doit à son honnête et médiocre prédécesseur. « Avec les matériaux qu’il avait assemblés depuis 1692 ou 1694,il manquait d’un fil conducteur qui le dirigeât sûrement à travers les faits, les dates et les noms, et qui lui permît de donner un caractère méthodique au travail entrepris très probablement ou projeté sans un plan bien précis. » Il s’en servit donc « comme d’un guide assuré, d’un aide-mémoire, qui lui permettait de donner à son œuvre, pour ceux qui n’y regardent pas de près, l’apparence d’avoir été composée au moment même des événemens qu’il raconte. » C’était sans doute un grand service, et l’on peut regretter que Saint-Simon n’en ait pas paru plus reconnaissant. Il lui arrive trop souvent de ne payer Dangeau que par des injures. « L’auteur de ce Journal, dit-il, est fort courtisan et fort ignorant : ces deux mots sont volontiers synonymes. » Mais n’est-ce pas aller beaucoup trop loin que de l’accuser d’une « odieuse injustice » comme font les éditeurs de Dangeau, de prétendre qu’il n’a écrit ses Mémoires que « pour écraser sous la magie de son style la chronique simple et fidèle de son prédécesseur, et détruire l’effet d’un document si véridique. » Je ne crois pas qu’un pareil calcul soit jamais entré dans la pensée de Saint-Simon. Il reconnaît pleinement le mérite du Journal de Dangeau, quand il dit « qu’il représente, avec la plus désirable précision, le tableau extérieur de la cour, les journées de tout ce qui la compose, le partage de la vie du roi, le gros de celle de tout le monde, qu’il est rempli de mille faits que taisent les gazettes, qu’il gagnera en vieillissant, et qu’il servira beaucoup à qui voudra écrire plus solidement,