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de remporter une victoire ; il nous dépeint ensuite la colère que cette lâcheté honteuse excita dans l’armée, les railleries du public, et le profond abattement du roi, « dont le dépit fut inconcevable. » Il n’y a qu’un malheur, c’est que les rapports les plus autorisés disent au contraire que le duc du Maine voulait combattre et que le maréchal de Villeroy l’en empêcha.

Saint-Simon s’est donc trompé : mais est-il sûr qu’il se soit trompé volontairement ? A-t-il inventé les faits qu’il rapporte pour nuire à ses ennemis ? Sommes-nous en présence d’une erreur, ou pour employer le gros mot des éditeurs de Dangeau, d’un mensonge ? C’est ce qu’il importe beaucoup de savoir ; c’est ce que nous apprend M. de Boislisle. A force de chercher dans les gazettes, dans les chansons, dans les mémoires, dans toutes les feuilles légères qui conservent quelque écho des commérages du temps, il y a presque toujours retrouvé la trace des bruits que Saint-Simon a trop facilement rappelés. Ce n’est pas lui qui a imaginé de faire de M. de Noailles un malade volontaire, un démissionnaire complaisant ; les épigrammes de cette époque et le chansonnier de Gaignières disent la même chose. Il n’était pas seul non plus à prétendre que le duc du Maine avait facilité la retraite de Vaudémont : les événemens de Flandre étaient assez mal connus à la cour pour que chacun, selon ses affections ou ses haines, put en rejeter la responsabilité sur le duc ou sur le maréchal, et Madame prétend dans une de ses lettres que ceux qui s’en prennent à Villeroy « le font pour plaire au boiteux. » J’en conclus qu’il courait alors, à la ville et à la cour, à propos des affaires qui excitaient l’attente générale, toutes sortes de nouvelles fausses et de récits mensongers. C’est ce qui arrive toujours dans les pays où le public ne reçoit que des informations incomplètes ; quand il ne connaît pas les récits entiers, il y supplée par l’imagination, et cette demi-obscurité où on le laisse est favorable à toutes les fables. On vivait alors sous un régime absolu, mais tempéré par la malice et par l’esprit. Il n’y avait pas d’autorité assez forte pour empêcher ce que Saint-Simon appelle quelque part « la guerre civile des langues. » Le roi avait beau laisser entendre qu’il n’aimait pas « les discoureurs ; » on discourait librement, même à Versailles, dans son palais, presqu’en sa présence. On parlait dans son armée « avec une licence qui ne pouvait pas être contenue, » et ses proches eux-mêmes « le chamarraient fort, » quand il avait donné quelque ordre qu’on n’approuvait pas[1]. Tous ces gens malicieux, inquiets, frondeurs, racontaient ou interprétaient les choses à leur façon ; tous voulaient

  1. Voyez ce que dit Saint-Simon à propos du départ du roi de l’armée de Flandres avant la bataille de Nerwinde. Mémoires, I, p. 233.