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dans sa mémoire, et plus tard, tout se ranimait, tout reprenait vie, quand il voulait en faire quelque récit. Nous avons vu que, pour la chronologie et la suite des faits, il avait eu besoin d’être aidé. On a eu raison de nous le montrer, quand il rédigeait définitivement ses Mémoires, « ayant toujours à côté de lui, sur sa table, le Journal de Dangeau, et s’en servant sans cesse. » Tant qu’il s’agit d’événemens d’importance médiocre ou de personnages qui lui sont indifférens, il lit avec soin l’exact chroniqueur, quelquefois même il le copie. Mais qu’il vienne à rencontrer, dans cette lecture, une histoire qui a piqué sa curiosité, un nom qui a mérité son admiration ou soulevé sa haine, aussitôt jaillit de son cerveau la source des souvenirs ; il n’a plus besoin de collaborateur ni d’aide, sa mémoire lui suffit, elle lui représente les événemens ou les hommes qu’il veut peindre, et il les reproduit comme il les voit.


III

Les notes philologiques qui expliquent les phrases embarrassées ou les expressions obscures de Saint-Simon sont nombreuses dans l’édition nouvelle. M. de Boislisle nous avertit, dans sa préface, que nous les devons au savant directeur des Grands Écrivains de la France, à M. Adolphe Régnier. On trouvera, j’en suis sûr, beaucoup de plaisir et de profit à les consulter. Il faut étudier de près et par le détail cette langue admirable d’un écrivain qui ne croyait pas l’être pour en saisir tout le mérite ; c’est le moyen surtout de se rendre compte des impressions assez diverses qu’elle produit.

La lecture de Saint-Simon cause d’abord quelque surprise. Il n’écrit pas comme tout le monde, et, quand on est accoutumé au style des grands écrivains dont il est le contemporain, on s’étonne de voir qu’il leur ressemble si peu. La raison n’en est pourtant pas difficile à découvrir. Les langues, comme on sait, ne se forment pas en quelques années ; le français, ainsi que le latin, a mis plusieurs siècles avant d’arriver à l’état de langue littéraire et classique, et il a suivi à peu près les mêmes étapes que lui. Il y a des qualités qu’il a possédées presque dès le début, d’autres qui se sont fait longtemps attendre. Les premiers écrivains qu’il ait produits se distinguent par la vivacité des tours et la vérité des expressions. C’est qu’en effet, pour rencontrer des tours piquans, des expressions originales, le génie seul est nécessaire, et il peut y avoir des écrivains de génie au début des littératures. Il semble même qu’alors, étant moins gênés par les convenances et la délicatesse, plus libres d’oser, ils trouvent avec moins de peine ces termes expressifs et colorés, qui sont plus rares en d’autres époques où, le goût étant plus scrupuleux, l’esprit est aussi plus timide.