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pas étrangère, se plut à se venger de la domination, quoique douce et polie, qu’il en avait éprouvée, et lui résista, pour le plaisir de l’oser et de le pouvoir. Le monde, qui n’eut plus besoin de lui pour des évêchés et des abbayes, l’abandonna. Toutes les grâces de son corps et de son esprit, qui étaient infinies, et qui lui étaient parfaitement naturelles, se flétrirent… » Ces phrases ne sont pas toujours coupées d’après les règles ordinaires : on y trouvera peut-être beaucoup d’épithètes ou d’incises accumulées ; mais il me semble voir dans cette accumulation même un effort heureux pour reproduire les plus fines nuances de la pensée. C’est le scrupule d’un observateur exact, qui a été charmé d’un grand personnage et qui craint toujours de n’en pas1 dire assez pour faire partager à d’autres ses sentimens.

Cette sorte de sincérité, cette transparence du style de Saint-Simon qui reproduit si exactement la pensée de l’auteur, a cet avantage de nous montrer tout à fait l’homme dans l’écrivain. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble qu’en le lisant on ne saisit pas seulement la vivacité de ses émotions, on devine aussi les tendances et les aptitudes de son esprit, on peut dire, sans trop de témérité, à quoi il était propre, pour quoi il était fait. Il a mis en tête de ses Mémoires, une dissertation fort curieuse a pour savoir s’il est permis de lire et d’écrire l’histoire. » Elle a été écrite en 1743, quelques mois après la mort de sa femme, quand il se sentit l’esprit assez libre pour retourner à son divertissement habituel. Il n’y revint pas sans quelque inquiétude. Le grand chagrin qu’il venait d’éprouver l’avait plus que jamais tourné vers la dévotion. Il s’était demandé, pendant ses premières tristesses, si l’œuvre à laquelle il consacrait la fin de sa vie n’était pas blâmable, « si la charité chrétienne pouvait s’accommoder du récit de tant de passions et de vices, de la révélation de tant de ressorts criminels, de tant de vues honteuses, et du démasquement de tant de personnes, pour qui, sans cela, on aurait conservé de l’estime et dont on aurait ignoré les vices et les défauts. » L’écrit qu’il composa pour lever ses scrupules contient d’admirables passages, qu’on a souvent cités ; celui-ci surtout, qu’admirait tant Montalembert, et qui est tout à fait digne de Bossuet : « Écrire l’histoire de son pays et de son temps, c’est se montrer à soi-même, pied à pied, le néant du monde, de ses craintes, de ses désirs, de ses espérances, de ses disgrâces, de ses fortunes, de ses travaux ; c’est se convaincre du rien de tout par la courte et rapide durée de toutes ces choses et de la vie des hommes ; c’est se rappeler un vif souvenir que nul des heureux du monde ne l’a été, et que la félicité, ni même la tranquillité, ne peut se trouver ici-bas ; c’est mettre en évidence que, s’il était possible que cette multitude de gens, de qui on fait une nécessaire