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il ne se faisait pas beaucoup d’illusions sur le genre d’honneur qui lui en reviendrait auprès du public. « Tout autre écrivain, dit-il dans sa préface, peut aspirer à l’éloge ; la seule chose que le lexicographe puisse espérer, c’est d’échapper à la critique, et encore cette récompense toute négative ne lui est-elle que rarement accordée. »

La besogne était sans doute ingrate ; mais elle ne fut ni sans profit, puisqu’elle le fit vivre, ni sans éclat, puisque lord Chesterfield brigua l’honneur de la dédicace. Le plan de l’ouvrage était publié depuis 1747 ; Johnson comptait mettre trois ans à le remplir, il en mit huit. L’éditeur était à bout de patience. Quand il eut reçu la dernière feuille, il ne put s’empêcher de s’écrier : « Dieu merci, j’en ai fini avec lui. » Johnson, à qui l’on rapporta le propos, sourit en disant : « Je suis bien aise qu’il remercie Dieu de quelque chose. »

Quand on ouvre ces deux in-folio et que l’on tombe par exemple sur le mot accise (excise), on est un peu surpris de la définition suivante : « Taxe odieuse levée sur les denrées et fixée par des misérables aux gages de ceux-là même à qui l’accise est payée. » La surprise redouble quand on trouve que l’avoine (oals) est appelée « une graine qui en Angleterre se donne généralement aux chevaux, mais en Écosse sert à nourrir les gens. » On se dit que l’auteur a dû avoir maille à partir avec les Écossais ou qu’il n’a pas la conscience très nette à l’endroit des employés de la régie. Johnson, il est vrai, avait l’impôt en horreur, et tout ce qui venait d’au delà de la Tweed lui était en abomination ; il faut encore ajouter que la science du langage n’était pas née quand il écrivait. Aussi ne saurait-on lui reprocher de n’avoir point mis dans son travail l’exactitude à laquelle les procédés contemporains nous ont habitués. Les origines de sa langue lui étaient en grande partie inconnues et la partie philologique de ses recherches n’offre que peu de valeur. En revanche, l’heureux choix et le nombre des citations donnent aux pages de ce lexique un intérêt qui n’a pas disparu et qui explique l’enthousiasme avec lequel il fut accueilli. L’auteur de ce monument élevé à la gloire de la littérature anglaise fut bientôt salué comme un géant, et son nom ne tarda pas à se confondre avec le titre même de son œuvre. On disait souvent en parlant de lui : Dictionnaire Johnson.

L’apparition du dictionnaire marque une date mémorable dans l’histoire des gens de lettres. En refusant d’inscrire sur la première page le nom de Chesterfield, Johnson faisait une révolution : il abolissait à jamais le patronage des grands seigneurs sur les écrivains. L’auteur de ces lettres célèbres, où, suivant le mot même ce Johnson, on voyait enseignées « la morale d’une courtisane et les manières d’un maître à danser, » avait laissé entendre qu’il accepterait sans déplaisir la dédicace du grand ouvrage. C’était s’y prendre un peu