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barreau, et beaucoup de personnes pensent qu’il eût brillé au premier rang. Il s’est contenté d’être le grand juge des choses littéraires, le parrain de toutes les réputations. La nature de son talent, la variété de ses connaissances, le prédestinaient à ce rôle ; toutefois, si l’on veut examiner les principes de sa critique, ce n’est pas dans les conversations rapportées par Boswell, c’est surtout dans les Vies des Poètes qu’il faut les chercher. De tous ses ouvrages, c’est celui que le temps a le moins maltraité. Commencé en 1777, à la demande de quelques libraires qui voulaient des préfaces pour une collection de poètes anglais, il a gardé, malgré les changemens du goût, une valeur réelle. A vrai dire, Johnson, comme la plupart de ses contemporains, n’y considère la poésie qu’au point de vue de la raison et de l’enseignement moral, ce qui rend ses jugemens trop fréquemment étroits. Il prononce par exemple que le Lycidas de Milton est absurde, et fait le procès à la grande imagination ; mais quand, revenu sur son terrain, il appelle à son tribunal Dryden ou Pope, il juge en connaissance de cause et avec indépendance. Le livre n’abonde pas seulement en réflexions morales pleines de sens et de finesse, en traits de caractère profondément observés ; il témoigne encore d’une heureuse transformation dans la manière de l’auteur. L’habitude des conversations familières n’a pas été sans influence sur son style : les angles se sont adoucis et la phrase, moins apprêtée, a plus de charme et plus d’imprévu. C’est le chef-d’œuvre de l’écrivain, qui semble avoir voulu répondre d’avance à ses détracteurs futurs en prouvant par cet ouvrage de noble critique qu’il était quelque chose de plus qu’un pédant parvenu.

Si Boswell n’avait vu dans son « grand ami » que le pur littérateur, s’il s’était borné à raconter ses colères, ses violences de langage et l’espèce de tyrannie qu’il exerçait autour de lui, il aurait fait un singulier tort à Johnson. Il faut savoir gré au biographe d’avoir montré l’homme tout entier, le cœur tendre derrière le bourru, le chrétien bienfaisant sous le moraliste mélancolique. Ce n’est pas là le moindre charme de cette Vie, où les lettres et les anecdotes, s’accumulant dans un aimable désordre, viennent ajouter un nouveau trait à la physionomie du héros. On est surpris de voir prier au lit de mort d’une servante, « sa chère et vieille amie Catherine Chambers, » l’homme à l’entrée duquel tout le monde se levait dans un salon. On est ému, quand on pénètre dans son intérieur, d’y trouver des femmes infirmes et pauvres qu’il a recueillies et qui lui composent, suivant son expression, un sérail où la concorde ne régnait pas tous les jours. Le tyran redoutable qui à la Mitre ou à la Tête de Turc ne supportait aucune contradiction craignait d’offenser miss Williams, une vieille aveugle acariâtre qu’il abritait sous son toit, et n’osait pas dîner en ville sans sa