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me fermera pas la porte à six heures du soir. » Je doute qu’à présent mon valet fît les éloges de ma douceur. Je ne lui ai pas encore pardonné d’avoir interrompu cette agréable rêverie. Réalisez-la, mademoiselle, si vous voulez sa grâce, c’est le seul moyen de l’obtenir.

J’aurois mille choses à vous dire du reste de mon voyage, des originaux qui m’excédèrent à Rolle de mes occupations à Lausanne (qui sont telles, par parenthèse, que l’on me croit généralement fou), mais on a mauvaise grâce de vouloir parler toujours de soi-même. Voilà une lettre telle quelle, je serai bien content si elle vous paroît aussi courte qu’à moi. Je comprends au reste qu’il y a peu d’ordre, et autant de vérités que de ratures.

Adieu, mademoiselle, assurez, s’il vous plaît, M. et Mme Curchod de tout mon dévoûment et faites bien mes compliments à tous nos amis à Borex.

J’ai l’honneur d’être avec une considération toute particulière,

Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
E. Gibbon.


Les deux lettres suivantes (sans date également) paraissent se rapporter à une période d’intimité plus grande. Gibbon a fait ouvertement l’aveu de ses sentimens, et cet aveu n’a point été pris en mauvaise part. On verra que ces deux lettres se suivent à peu de jours d’intervalle.


Mademoiselle,

Vous dire que la semaine que j’ai passé sans vous voir m’a paru un siècle seroit vrai, mais seroit trop usé. Je me distingue trop avantageusement des autres amants par mes sentiments pour vouloir me confondre avec eux par mon langage. D’ailleurs vous m’avez toujours dit que j’étois un grand original, un être unique dans mon espèce, etc., etc. Le moyen de renoncer à des titres aussi glorieux ? Cependant que faire et comment vous faire sentir la maussaderie de mon existence, depuis que je vous ai quitté à Borex ? Voici ce qui peut vous en donner une foible idée. J’étois une fois à la campagne pendant trois semaines avec une dévote des plus rébarbatives, qui m’excommunioit vingt fois par jour à cause de mon peu de foi et surtout parce qu’il m’arriva malheureusement de bâiller à une explication d’un endroit de l’apocalypse où il étoit question, si je ne me trompe, de la bataille sanglante qui devoit, avoir lieu entre Gog et Magog et l’Antichriste. D’un autre côté, il y avoit deux gentilshommes campagnards qui s’étoient ruinés par des procès