Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/736

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des anciens ; elle est sensuelle et voluptueuse, mais elle est juvénile, ardente et rapide ; instinctive et irréfléchie, elle en appelle à nos sens, et ne laisse pas de temps à la réflexion ; elle nous transporte dans un monde éternellement éphèbe, selon la forte expression de Goethe, « dans ces âges héroïques où s’aimaient dieux et déesses, désirant au premier regard, jouissant au premier désir [1]. » Je comprends encore mieux que l’âme s’ouvre et s’abandonne aux accens superbes et farouches qu’un Byron, un Musset et tel de nos auteurs modernes savent prêter aux extases et aux désenchantemens de leurs amours ; ces poètes s’entendent si bien à mêler leurs ravissemens et leurs désespérances aux vagues aspirations et aux profonds déchiremens de chacun de nous : l’humanité tout entière devient comme le chœur sonore et frémissant de leur individuelle tragédie. Mais quel intérêt voulez-vous que je prenne aux joies et aux tristesses de vos sonnettistes italiens ? Ces joies sont d’ordinaire tellement puériles et futiles, ces tristesses sont pour la plupart du temps si recherchées et si factices, et qu’elle est étroite et pauvre en général la sphère de leur inspiration ! Béatrice n’a pas répondu au salut de son amant, dans une rencontre fortuite : cet important événement forme le sujet d’un sonnet, d’une ballade et d’un songe où l’Amour lui-même vient expliquer au poète éploré les causes du malentendu : et cet Amour parle d’abord en latin ! Une autre fois elle a traversé la rue, et l’amant l’a devinée rien qu’à la défaillance de son propre cœur et à l’anéantissement de tout son être ; en avant d’elle marchait son amie du nom de Jeanne, — et n’est-ce pas Jean aussi que s’appelait le précurseur de Celui qui apporta le salut au monde ?.. Laure a laissé tomber un de ses gants que l’amant a ramassé, et dont il discute la détention plus ou moins légitime dans trois sonnets consécutifs et merveilleusement travaillés. Ne se volera-t-il pas lui-même en restituant le vol ? Ah ! s’il pouvait également dérober le voile, ce voile à la fois cher et maudit, puisqu’il lui cache si souvent les traits de sa bien-aimée ! Et le miroir donc ! ce « grand ennemi » qui montre toujours à Laure jusqu’à quel point elle est belle, et la rend d’autant plus cruelle qu’elle se reconnaît irrésistible ! Elle tombe malade, et l’amant aussitôt de penser à un malheur possible... et à la place que l’anima gentil occuperait alors dans le ciel. Ira-t-elle habiter la planète de Vénus, de Mercure, du Soleil, de Jupiter ou de Mars ? Bien sûr, elle évitera Mars, car ce nom est trop rude pour une âme aussi douce ; mais, quelle que soit l’étoile qu’elle choisira, elle l’éclipsera, n’en doutez pas, par sa

  1. In der’heroischen Zeit, da Götter und Göttinnen liebten, Folgte Begierde dem Blick, folgte Genuss der Begier. (Röm. Elegien, III.)