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de l’Espagne et de la France, ils durent accorder, dans leurs créations sublimes, une place très large, — incomparablement plus large, par exemple, qu’elle n’en a jamais eu dans la tragédie grecque, — à cette passion amoureuse qui jusque-là avait seule inspiré presque toute la poésie lyrique et les célèbres épopées chevaleresques. Si grande toutefois que fût la part faite ainsi à l’amour dans l’œuvre de Shakspeare, de Calderon, de Corneille et de Racine, il n’y domina plus d’une manière aussi absolue, aussi exclusive et incontestée que dans la poésie des troubadours, des minnesaenger, des sonnettistes et des chantres de l’épopée romantique. L’honneur, la religion, la fidélité, le patriotisme, l’ambition, l’orgueil, la vengeance, la soif du pouvoir, la soif des jouissances, et tant d’autres sentimens et passions trouvèrent également leur expression et leur développement splendide dans ces abrégés magiques de l’humanité qui portent le nom de Hamlet, de Polyeucte, d’Athalie, etc.. L’amour dut dès lors entrer en dialogue et en dialectique, en compétition et en lutte avec plus d’une de ces forces morales et psychiques qui bien des fois apparurent comme ses égales, et parfois même comme ses supérieures. La dignité, la vertu ne consista plus à céder partout et en toutes choses à un doux entraînement ; il fut démontré que, selon les circonstances, il y avait aussi du mérite à le combattre, de la gloire à le vaincre : le grand mot de devoir fut prononcé ! Mais, ce qui est le plus curieux à observer, c’est que l’amour lui-même se retrempe et se raffermit à cette gymnastique morale que lui impose l’art nouveau : il regagne en profondeur ce qu’il perd en étendue ; il dépouille la grâce un peu molle, la morbidezza trop voisine de l’afféterie des âges précédens, il devient plus vigoureux, plus passionné, plus pathétique. Dans cette admirable tragédie de l’amour que nous retrace le Romeo de Shakspeare, on voit côte à côte l’ancien et le nouvel idéal, celui des troubadours et celui des dramaturges, se toucher sans se confondre, comme dans certains courans on peut distinguer les eaux de deux rivières ; et si je ne craignais de trop m’attarder dans ces considérations...

LA COMTESSE. — Ne le craignez pas, cher maître, nous vous écoutons tous avec un intérêt croissant.

L’ACADEMICIEN. — Eh bien, madame, ce chant de l’amour, ce Cantique des cantiques de Shakspeare, — la première en date de ses immortelles tragédies, — m’a toujours paru comme un monument placé aux confins de deux mondes : j’y entends la dernière note du canso expirant des troubadours, et le premier cri de la passion de notre drame moderne. Et d’abord n’est-il pas intéressant d’y remarquer à côté de ces grands éclats lyriques dont le