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toujours préoccupé de sa Béatrice, toujours vivant dans le souvenir d’un amour de jeunesse conçu pour une créature délicieuse, mariée à un autre et décédée à la fleur de l’âge. Les vicissitudes poignantes de l’homme politique et de l’homme d’état, les graves préoccupations de l’homme de l’étude et de la pensée, les devoirs sacrés de l’époux et du père, les misères de l’exilé sans patrie et sans abri : tout cela, nous dit-on, était primé, dominé par le souvenir de cet ancien amour, amour pur, amour unique, la « grande affaire » de son existence, son « guide » moral et intellectuel !.. Je passe sur les entorses effroyables que les constructeurs de ces « histoires psychiques » sont constamment forcés de donner au bon sens le plus simple et aux faits les plus clairs ; je passe sur leur plaisant embarras avec certaines dames du Casentin ou de Lucques, avec la pauvre Gemma Donati surtout, cette épouse du poète, dont ils font tantôt une Xantippe et tantôt une Pénélope :je me bornerai seulement à remarquer que, malgré la volonté absolue de tout admettre et de tout prendre à la lettre, il leur arrive pourtant parfois de ne pas oser aller jusqu’au bout du système. Ils n’osent point, par exemple, prétendre que Dante ait sérieusement cru que Béatrice a était un neuf, c’est-à-dire un miracle dont la racine n’est autre que la sainte Trinité. » Acculés à de pareilles monstruosités, ils se souviennent tout à coup que c’était là le langage de l’époque. Mais la rhétorique une fois reconnue sur tel ou tel point, pourquoi ne pas également la reconnaître sur tant d’autres ? Pourquoi jurer avec le Convito que la « dame compatissante » qui, après la mort de Béatrice, a failli consoler le poète, était la matrone Philosophie, et ne pas plutôt croire avec la Vita nuova que c’était une bonne et belle personne « qui regardait du haut d’une fenêtre ? »

Si nous nous dégageons résolument de ces constructions et superfétations, si nous prenons les sonnets, les ballades, les canzones de la Vita nuova en dehors de tout malencontreux commentaire, si nous les prenons tels qu’ils furent évidemment composés, — d’une manière sporadique, spontanée et sans nul plan conçu d’avance, — nous voyons aussitôt que nous avons devant nous un produit de l’art inventé par les Provençaux, une suite de poésies lyriques dont une donna gentil est beaucoup plus encore le prétexte que l’héroïne. Je ne mets pas un seul instant en doute que le jeune Alighieri n’ait été vraiment charmé, profondément pénétré de la grâce et de la beauté de Béatrice Portinari ; mais il est clair qu’il ne lui a jamais demandé rien autre chose que de lui donner de la gloire, qu’il n’a jamais prétendu à rien de plus qu’à la célébrer en des vers harmonieux, ainsi que l’avaient fait de tout temps pour leurs « dames » les disciples transalpins de la « gaie science »,