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individuel, l’hymne glorieux d’un Cosmos divin, en même temps que l’humble confession d’une âme pécheresse, et c’est surtout ce double caractère qui fait de ce poème un monument si unique dans le domaine de l’inspiration. Dante a placé sa « vision » dans l’année 1300, dans l’année mémorable du premier jubilé, alors qu’à la voix de Boniface VIII plus de cent mille pèlerins, accourus de tous les coins de la terre, faisaient pénitence auprès des tombeaux des saints apôtres, et que, selon le mot de l’historien, toute la chrétienté semblait être venue par devant son juge, dans la vallée de Josaphat. C’est cette même date significative que le poète donna aussi à son pèlerinage dans les régions mystérieuses de l’outre-tombe, et ce pèlerinage, il le conçut également, — ne l’oublions jamais, — comme un acte de contrition et de résipiscence. La vue des tourmens infernaux et des célestes béatitudes, la contemplation des suites inévitables du mal comme du bien, devait lui faire retrouver « la voie droite qu’il avait perdue, » et ramener la paix dans une vie trop longtemps ballottée par les orages. « Si bas était-il déjà tombé, dit de lui, dans le Paradis terrestre, son génie tutélaire, qu’il n’y eut plus qu’un seul moyen de lui rendre l’espérance du salut ; ce fut de lui montrer le royaume damné et de lui faire payer l’écot du repentir douloureux : »

Di pentimento che lagrime spanda[1].

Que ce repentir eût surtout trait aux ardeurs des sens et aux entraînemens de la chair, c’est ce qui ne peut faire l’ombre d’un doute pour tout lecteur non prévenu. Dante n’a que trop souvent prêté l’oreille « à la douce Sirène qui séduit en haute mer le navigateur, » il n’a que trop souvent « attendu quelque flèche nouvelle d’une fillette. » En pouvait-il être autrement avec une nature si puissante, au milieu d’une société dont les Villani et les Malaspina nous ont si bien dépeint les voluptueux raffinemens, au milieu de ces belles dames de Florence que le poète lui-même nous décrit « marchant et montrant le sein avec la mamelle[2] ? » N’ était-il pas le parent, l’ami, le compagnon de plaisirs de ces Donati, si connus pour leur luxe, pour leur faste et les emportemens de toutes les passions ? « Si tu te rappelles, — dit Dante à Forese Donati[3] alors que celui-ci lui apparaît dans le cercle des intempérans tout défiguré et couvert d’une lèpre aride, — si tu te rappelles quel tu fus avec moi et quel je fus avec toi, ce souvenir te sera bien lourd encore à présent. » Et le poète ajoute que c’est Virgile qui l’a détourné

  1. Purgat, XXX, 136-145.
  2. Purgat., XXIII, 102.
  3. Purgat., XXIII, 115-118.