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l’oublier, ne lui est point particulier ; bien loin d’être indigène, il est venu du dehors, de la contagion européenne. Les miasmes révolutionnaires en suspens dans l’atmosphère de l’Occident ont avec notre civilisation et nos idées pénétré en Russie ; ils y ont fait d’autant plus de victimes que moins aguerri était le tempérament national et plus débilitant le régime politique.

Les Russes aiment à regarder les révolutions comme une sorte de maladie de vieillesse, produite par l’altération ou le manque d’équilibre des organes sociaux, par l’atrophie des uns, l’hypertrophie des autres. Ils se sentent jeunes et se flattent, grâce à leur état social, d’être à l’abri de pareilles affections séniles. C’était là depuis longtemps chez eux une théorie érigée en axiome. À leurs yeux, la révolution étant le résultat du prolétariat et des luttes de classes, comment l’esprit révolutionnaire pouvait-il germer dans un pays qui, grâce à un régime de propriété tout spécial, ne connaissait ni prolétariat, ni luttes de classes ? Avec le mir du paysan, rien de pareil à redouter. Le socialisme et l’anarchie ne sont à craindre que dans les pays où le plus grand nombre des habitans ont été peu à peu expropriés par la propriété individuelle et légalement dépouillés de leur droit à l’héritage de la terre.

Nous avons déjà montré qu’avec une part de vérité, cet axiome de l’orgueil national contenait une bonne part d’illusion[1]. Après les agitations et les complots dont la Russie a été le théâtre depuis la paix de Berlin, on pourrait dire que les événemens se sont chargés de désabuser les plus confians. Contre les revendications révolutionnaires, le mir moscovite est une assurance manifestement insuffisante. Toutes les révolutions ne sortent pas des luttes de classes. Les doctrines subversives n’éclosent pas seulement dans les ateliers d’ouvriers prolétaires et si c’est là que les sophismes révolutionnaires trouvent le sol le plus propice, ce n’est pas le seul où ils puissent germer.

Ce qui est vrai, c’est qu’en Russie, les classes où se rencontrent les instincts perturbateurs et les penchans antisociaux sont fort différentes de celles où de pareilles tendances ont le plus de vogue en Occident. Les thèses et les prétentions, les systèmes et les chimères sont au fond fort analogues ; il n’en est pas de même des adeptes, des apôtres et des prosélytes du radicalisme. C’est là un des phénomènes qui méritent le plus d’attirer l’attention ; cette différence explique à la fois l’énergie factice et la débilité des partis subversifs en Russie, leur vigueur apparente, leur impuissance réelle.

  1. Voyez dans la Revue du 15 mai 1876, notre étude sur la Commune russe, et dans celle du 1er mars 1879, le travail intitulé : le Socialisme agraire et le Régime de la propriété en Europe.