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mêmes le nom de droujinas (compagnies ou confréries), comptaient comme membres près d’un millier d’affiliés, tous paysans, sauf les instigateurs. Chose singulière et bien caractéristique de l’état mental de ces populations, il a été constaté qu’en entrant dans ces droujinas révolutionnaires, les moujiks croyaient obéir à la volonté du tsar, dont les trois meneurs s’étaient donnés comme les émissaires secrets. Et un pareil fait n’est pas isolé, j’en pourrais citer plusieurs analogues[1].

Voilà le peuple russe : s’il a des instincts révolutionnaires, c’est d’en haut, c’est de la main paternelle du tsar qu’il attend le signal de ses revendications. Il a toujours l’oreille ouverte aux imposteurs, et aujourd’hui comme aux trois siècles précédens, comme au temps des faux Dmitri et de Pougatchef, pour avoir quelque chance de soulever un mouvement populaire, il faudrait la voix d’un faux tsar, d’un pseudo-empereur.

En Russie, le principal obstacle aux tentatives révolutionnaires ou aux folies anarchiques n’est point dans la raison publique ou le bon sens national, il n’est pas non plus dans l’état social, dans la satisfaction ou dans la résignation des masses, il est surtout dans l’esprit de vénération du bas peuple, dans son respect presque également religieux pour la personne du souverain et pour la foi, pour la loi divine. Sous ce double rapport, les anarchistes l’ont pris jusqu’ici entièrement à rebours, et c’est ce qui explique leur peu de succès. À bien des égards, on pourrait dire qu’en Russie le trône est la clé de voûte de tout l’édifice social, et c’est pour cela que les révolutionnaires ont tenté de porter leurs coups jusqu’à lui. Le maintien de la propriété et avec elle le maintien de la civilisation européenne, dépendent aujourd’hui de la solidité du trône ; tout croulerait avec ce dernier parce qu’au point de vue social non moins qu’au point de vue politique, tout s’appuie sur lui.

Ce que pourrait être une révolution populaire en Russie, le passé suffit à l’apprendre. Avec le socialisme agraire, les provinces reverraient la sanglante jacquerie des jours de Pougatchef[2]. Une révolution chez le peuple de l’Europe le plus ignorant et le plus crédule, sous l’inspiration des doctrines les plus anarchiques, dépasserait probablement en barbarie toutes nos terreurs et nos communes. Les Russes qui cherchent à déchaîner les passions populaires ne se font guère illusion, ils n’ont pas sur la placidité, sur la bonté mouton-

  1. Il y a quelques années, par exemple, dans un des gouvernemens du centre, un séminariste en vacances, à court d’argent pour regagner l’académie ecclésiastique, imagina de se donner pour un grand-duc voyageant incognito afin de recueillir les plaintes des paysans contre leurs anciens seigneurs. Ce subterfuge lui valut d’être partout voituré gratuitement.
  2. Dans la Revue du 15 juillet 1879, M. Eug.-Melchior de Vogüé nous a donné une vive et fidèle peinture de cette guerre servile.