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deviendrois-je si de justes remords venoient à vous tourmenter et à vous faire repentir cruellement du parti que vous auriés pris. Mon Dieu ! que je ne me trouve jamais dans des circonstances aussi cruelles. Tant que j’aurois cru qu’il ne s’agissoit que d’abandonner en ma faveur des vues d’ambition peut-être contraire à vos idées ou une augmentation de fortune qui vous est si peu nécessaire, la confiance avec laquelle je me repose sur les soins d’une Providence tendre et bienfaisante, bien plus que mon amour-propre, auroit dû me faire espérer que vous ne regretteriés jamais la perte de ces avantages. Mais vous avés touché sensiblement un sentiment qui m’est bien connu, et je ne me sens point en état de vous faire oublier que vous auriés violé en ma faveur les droits de la nature et de la tendresse, en un mot ceux du devoir. Je ne vois pas comment, si vous ne trouvés quelque espèce de palliatif, vous oseriés proposer à un père tendre et affectionné, et à qui vous devés tant, soit par ce qu’il a fait pour vous précédemment, soit par ce qu’il se propose de faire à l’avenir, je ne vois pas comment, dis-je, vous oseriés avouer que votre dessein est de le quitter à l’âge où il est pour vivre avec une étrangère dont la supériorité sur tant d’autres femmes que vous pourriés épouser n’existe peut-être que dans votre imagination et à qui vous ne devés aucune espèce de reconnoissance.

Je n’avois pas cru un moment que vous imaginiés que j’attendisse avec impatience l’aveu de votre indifférence. Cette idée apparemment étoit trop loin de mon cœur pour qu’elle se présentât à mon esprit. Adieu, monsieur.


Ainsi, par un juste sentiment de sa dignité, la jeune fille repoussait d’avance l’idée d’un mariage qui aurait lieu malgré la volonté du père de Gibbon ou même sans son entier consentement. Mais en même temps elle ne paraissait pas admettre que cette soumission de Gibbon à la volonté paternelle pût rompre le lien qui unissait leurs deux cœurs, et elle mettait sa confiance dans quelque espèce de palliatif, pensant avec raison qu’un obstacle de cette nature (le père de Gibbon était en effet très âgé) ne pouvait pas être éternel. Quelques mois après cet échange de lettres, c’est-à-dire au printemps de 1758, Gibbon partait pour retourner en Angleterre. Si nous nous en tenions maintenant au récit des Mémoires de Gibbon, ce récit nous donnerait à croire que, dès son retour en Angleterre, il aurait par obéissance filiale rompu le lien qui l’attachait à Suzanne Curchod, et qu’après avoir vécu quelque temps dans la douleur, il se serait consolé en apprenant que la « demoiselle » avait pris son parti assez légèrement de cette infidélité. On va voir combien ce récit est contraire à la réalité des faits et combien Gibbon a sciemment calomnié celle qu’il avait abandonnée. Pendant les quatre premières années qui suivirent son retour en Angleterre,