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leur triomphe toute discussion sur l’organisation future[1]. Le nom de nihilisme, nom qui convient autant à sa nullité scientifique qu’à ses aspirations destructives, n’est qu’un spirituel sobriquet rejeté par la plupart de ceux qu’il désigne[2].

Dans son principe et ses instincts comme dans ses procédés ou ses visées, le nihilisme a en fait peu d’originalité. Au milieu de toutes ses exagérations, il n’est guère que l’élève des écoles révolutionnaires de l’Occident, un élève qui se flatte de dépasser ses maîtres et qui outre à plaisir leurs enseignemens les plus téméraires pour montrer le parti qu’il en a tiré. Bien qu’il ait des milliers d’adeptes zélés et convaincus, on ne peut dire que ce soit une doctrine ou une école, tant l’étude, tant la science ou les méthodes scientifiques dont il aime parfois à faire parade y tiennent au fond peu de place. Presque tout ce qui l’alimente à cet égard a sa source dans les théories ou les déclamations du dehors.

Le nihilisme, ou mieux le radicalisme russe, peut bien, il est vrai, revendiquer un théoricien national, un législateur de l’utopie ou un prophète de l’avenir, qui dans sa courte carrière d’apôtre, de 1855 à 1863, a eu sur la jeunesse une influence que ses malheurs n’ont fait qu’accroître. Ce Proudhon ou ce Lassalle russe est depuis près de dix-huit ans exilé au fond de la Sibérie, où, condamné aux travaux forcés pour propagande révolutionnaire, il a passé sept ans dans les mines, où, sa peine expirée, il vieillit dans l’isolement et l’inaction loin de toute communication avec la Russie et le monde extérieur. Cet homme, c’est Tchernychevski, écrivain instruit et travailleur infatigable, armé tour à tour d’une redoutable logique et d’une mordante ironie, intelligence vigoureuse et souple, caractère enthousiaste et énergique, esprit bien russe par ses défauts comme par ses qualités. Philosophe, économiste, critique, romancier et partout missionnaire des tristes doctrines dont il a été l’un des premiers martyrs, Tchernychevski a dans ses traités scientifiques

  1. Sous l’influence de Bakounine et de l’Internationale, la plupart des révolutionnaires russes du dedans et du dehors semblent avoir eu pour formule la fédération de communes indépendantes et productrices. En 1874, après la fondation du journal le Vpered par Lavrof, des discussions s’étant élevées dans l’émigration sur la manière de préparer et de diriger la révolution, un réfugié du nom de Tkatchef, dans une brochure intitulée de la Propagande révolutionnaire en Russie, déclara qu’au lieu de se préoccuper de l’organisation future, « le parti d’action » ne devait avoir en vue que son œuvre de destruction. Ce conseil est devenu la règle de l’immense majorité des révolutionnaires russes.
  2. Le terme de nihilisme vient, croyons-nous, d’un roman d’Ivan Tourguenef, Pères et Enfans,, où le célèbre romancier a peint la première génération de nihiliste. J. de Maistre avait déjà, si je ne me trompe, employé quelque part dans ses lettres de Russie le mot de rienisme avec un sens plus ou moins analogue. D’ordinaire les nihilistes s’intitulent eux-mêmes révolutionnaires, démocrates-socialistes, ou simplement propagandistes.