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les idées qu’il m’avoit fait naître, je m’hazarde à vous les envoyer comme la première marque de mon amitié ; il ne tiendra pas à moi de vous en donner d’autres, je voudrois vous en assurer de bouche, et que vous vinssiez à Genève justifier l’éloge que j’ai fait de vous.

L’on m’écrit que divers Anglois quittent Paris pour se rendre à Mâtiers, si c’est ce but qui vous amène dans ma patrie et que vous vouliez une lettre pour Rousseau, je vous prie de me l’écrire, mes meilleurs amis soutenant avec lui les relations les plus étroites, en un mot, vous m’obligerez infiniment si vous mettez à quelque épreuve l’estime sincère que j’ai pour vous, et mon admiration pour vos talents.

Genève, ce 4me juin 1763.


Malgré la juste amertume dont cette lettre est empreinte, on remarquera cependant que Suzanne Curchod évite de prononcer quelqu’une de ces paroles qui brisent à tout jamais les liens. Elle propose à Gibbon de transformer en une amitié solide leur engagement d’autrefois, et elle lui demande conseil pour la conduite de son existence à venir. J’incline à croire qu’à ce moment elle n’avait pas encore perdu toute espérance de reconquérir ce cœur infidèle, et que son espérance se rattachait à cette visite à Rousseau dont elle offrait à Gibbon de lui faciliter les moyens. Un des amis les plus dévoués de Suzanne Curchod, le pasteur Moultou (dont le nom reviendra plus d’une fois dans ces études), qui était en même temps étroitement lié avec Rousseau, avait en effet conçu le dessein d’employer Rousseau à agir sur l’esprit de Gibbon. Voici en quels termes il exposait son plan à Suzanne Curchod :


Lundy.

… R. donc reçut hier une lettre de Paris, de Mme la marquise de Vernet, dans laquelle cette dame dit qu’une foule d’Anglais alloit partir de Paris pour Môtiers. Si M. Gibbon, ajoute-t-elle, est du nombre, recevés le bien, car c’est un homme d’un très grand mérite et fort instruit. Sur cela (pardonnes le moy, chère Belle) je fis votre histoire à Rousseau et cette histoire l’intéressa fort (car déjà il vous aimoit, et de plus il aime fort tout ce qui est un peu romanesque). Il me promit que si Gibbon venoit, il ne manqueroit pas de lui parler de vous, et de lui en parler d’une manière très avantageuse ; ô si les hommes étoient aussi constants que les femmes, mais toutes les femmes ne vous ressemblent pas. Adieu, ma chère Mademoiselle. Je vous aime autant que je vous respecte, si vous me répondes, que votre lettre soit simple et bien, que je puisse la montrer à R. Envoyés votre lettre à mon père qui la mettra dans une des siennes et l’affranchira.