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âme dure que je crus autrefois si tendre ! Que demandois-je de vous ? Votre père vit encore et mes principes sont inébranlables ; que voulois-je donc ? M’attacher au seul sentiment qui me restoit. Toute la nature étoit morte pour moi ; faloit-il encore la voir défigurée ? Je vous le répète, monsieur, tout cœur qui a pu connoître le mien et cesser de l’aimer un moment n’en étoit pas digne et n’aura jamais mon estime. Si je vous ai tenu un autre language, si ma plume l’a tracé, j’en rougis à présent, c’étoit l’effet d’un sentiment indéfinissable, d’un calme et d’une indifférence de dépit, et surtout de la répugnance qu’on eut toujours à renverser son idole. Ma conduite, dites-vous, contredit cette affirmation. En quoi, je vous prie ? J’agis avec vous comme avec un honnête homme du monde ; incapable de manquer à sa promesse, de séduire ou de trahir, mais qui s’est amusé en échange à déchirer mon ame par les tortures les mieux préparées et les mieux exécutées ; je ne vous menacerai donc plus du courroux céleste, expression qui m’étoit échappée dans un premier mouvement, mais je puis vous assurer ici, sans esprit prophétique, que vous regretterez un jour la perte irréparable que vous avez faite en aliénant pour jamais le cœur trop tendre et trop franc de S. G.

Genève, ce 21e septembre.


Certes, lorsque sa main traçait cette lettre hautaine et passionnée, Suzanne Curchod ne doutait pas qu’elle n’écrivît à Gibbon pour la dernière fois de sa vie. Mais le temps, qui se rit de toutes les durées, n’accorde pas plus le privilège de l’éternité à certains ressentimens qu’à certaines amours. Il faut d’ailleurs reconnaître que ce terrible destructeur apporte parfois avec lui ses consolations et ses douceurs. C’est parfois au moment où l’on se résigne à demander moins à la vie qu’elle commence à vous accorder davantage. Je crois devoir clore ici le chapitre d’une relation dont la suite paisible n’eut rien qui rappela les orages du début. Deux ans après, Gibbon, traversant Paris, y trouvait Suzanne Curchod mariée, et il allait lui-même au-devant d’une entrevue qui ne dut pas laisser que d’être assez embarrassante pour tous deux. Racontant cette entrevue dans une de ses lettres à lord Sheffield, Gibbon se plaint avec une fatuité d’assez mauvais goût de l’impertinente sécurité de M. Necker, qui, après l’avoir retenu à souper, alla tranquillement se coucher et le laissa en tête-à-tête avec sa femme. « C’est regarder, dit-il, un ancien amant comme de bien peu de conséquence. » D’un autre côté, Mme Necker, dans une lettre adressée à une de ses amies de Suisse[1], avoue que jamais

  1. On trouvera cette lettre dans un petit volume publié par le comte Fédor Golowkin sous ce titre : Lettres diverses recueillies en Suisse, auquel je ferai quelques emprunts.