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« sa vanité féminine n’a eu un triomphe plus complet et plus honnête qu’en voyant celui qui l’avait dédaignée devenu auprès d’elle doux, souple, humble, décent jusqu’à la pudeur, témoin perpétuel de la tendresse de son mari, et admirateur zélé de l’opulence. » Il y avait bien de part et d’autre une certaine aigreur, et la rupture était trop récente pour qu’il en fût autrement. Mais le temps accomplit ici son office bienfaisant. Un voyage que M. et Mme Necker firent à Londres, et où ils rencontrèrent de nouveau Gibbon, un long séjour que Gibbon fit à Paris, où il goûta fort le plaisir d’être présenté à tous les beaux esprits, comme un ami de M. et de Mme Necker, transformèrent en une relation cordiale la relation passionnée d’autrefois. Une correspondance assez fréquente et affectueuse (sans arriver cependant jamais au ton de l’intimité) remplissait les intervalles de ces entrevues. Cette correspondance a été en grande partie publiée après la mort de Gibbon[1]. Dans les lettres amicales qu’elle adressait à son ancien adorateur, Mme Necker se laissait aller au plaisir de rappeler de temps à autre, par une allusion discrète, le souvenir d’un passé qui se faisait de plus en plus lointain. C’est ainsi qu’elle répondait à l’envoi du premier volume de la célèbre Histoire de Gibbon : « Vous compterez, malgré vous, dans le nombre de vos lecteurs, autant de femmes que d’hommes ; je dis malgré vous, car vous les avez maltraitées. À vous entendre, toutes leurs vertus sont factices. Était-ce bien vous, monsieur, qui deviez en parler ainsi ? » Cependant, même après un si long temps écoulé, la malice féminine ne désarmait pas tout à fait, et sachant que Gibbon avait eu quelque velléité de mariage : « Gardez-vous, monsieur, lui écrivait-elle, de former un de ces liens tardifs ; le mariage qui rend heureux dans l’âge mûr, c’est celui qui fut contracté dans la jeunesse ; alors seulement la réunion est parfaite, les goûts se communiquent, les sentimens se répondent, les idées deviennent communes, les facultés intellectuelles se modèlent l’une sur l’autre, toute la vie est double et toute la vie est une prolongation de la jeunesse. » N’était-ce pas lui dire un peu durement : C’est moi qu’il fallait épouser quand j’étais jeune. Aujourd’hui, il n’est plus temps pour vous d’être heureux.

Quant aux lettres de Gibbon, je les trouve toujours un peu lourdes, comme s’il ne se sentait pas très à l’aise, ou comme s’il éprouvait quelque difficulté à descendre du ton grave de l’historien au badinage épistolaire. J’en possède quelques-unes qui sont demeurées inédites et parmi lesquelles je choisirai la suivante, qui accompagnait l’envoi du second et du troisième volume de l’Histoire de Gibbon :

  1. On la trouvera dans les trois volumes intitulés : Gibbon’s Miscellaneous Works, édition de 1814.