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Vous me dites que tous vos plaisirs se réduisent à la conversation. Je vous plains bien, elle est mourante à Paris et sera bientôt morte. Curæ leves loquuntur, ingentes stupent. Les Français parlent et chantent quand on les pince ; ils se taisent, comme de raison, lorsqu’on les assomme. Pour moi, voilà bientôt deux ans que j’ignore ce que c’est qu’une conversation. Faute d’autres animaux raisonnables, je fais société avec un chat. Il est à présent malade. Si vous connaissez la force des chagrins domestiques, vous pouvez juger de mon affliction. J’ai appris la langue chatte depuis mon départ de Paris ; je la parle assez couramment pour un homme, et je crois que, si vous veniez me trouver, au lieu de vous dire : « Je vous adore, je languis, je me meurs, » et cent autres fadaises de la langue humaine, je vous dirois : Miaou ! et tout seroit dit, et même très énergiquement. Savoir ce que vous répondriez. Répondriez-vous à demi-voix comme une jolie chatte : Mie, mieù, miou ? ou souffleriez-vous comme une chatte fauve et farouche ? Allons, vous ne risquez rien à me le dire à deux cents lieues de distance. Ni vos griffes, ni les miennes ne sont pas si longues. Mais revenons à nos moutons.

J’ai fait de votre charmante lettre tout l’usage que je pouvois. Je l’ai montrée au baron de Gleichen. Il a dit, comme La Fontaine en apprenant le choix de la sépulture de Racine, que vous ne m’en auriez jamais tant dit de mon vivant à Paris. Enfin nous nous sommes attendris jusques aux larmes, et en faisant votre éloge, mon refrain étoit : C’est dommage qu’elle ait tant de principes dans sa tête et aucune inconséquence dans son cœur. Je me suis souvenu de cette soirée affreuse et à jamais mémorable où je fus un monstre parce que j’osois dire ce que tout le monde pensoit. Je disois que je n’aimois les hommes que pour l’argent et M. Necker en a, que je n’aimois les femmes que pour la beauté et vous en avez, je disois donc que j’aimois le maître et la maîtresse de la maison et j’étois un monstre après cela. Vous en fûtes scandalisée, Mme Suard étonnée et Mme la gouvernante du Louvre indignée. La ville en retentit, les faubourgs s’en plaignirent, le royaume en étoit en combustion et tout le monde me pardonna ; ainsi Dieu me le pardonne d’avoir convoité l’argent et la femme de mon prochain alors, car nous ne le sommes plus à présent. Les Alpes nous séparent. Mais ni le temps ni les Alpes effacent le souvenir de journées délicieuses que j’ai passées chez vous. Voilà la tristesse et le spleen qui me gagnent. Changeons de discours.

Je me reproche tous les jours de n’avoir pas encore écrit à Mlle Clairon. C’est une des personnes qui m’a le plus véritablement aimé au monde. Je l’ai toujours senti et je suis bien aise qu’elle le sache. Voudriez-vous bien le lui contester ? Je rêve bien souvent d’elle et de ses amis. Je n’en parle pas si souvent. Car avec qui en parlerois-je ? Je vis avec des gens qui de temps à autre me demandent ce que fait la