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centrale, qui, une fois apparue, devient toute la comédie, ou plutôt qui est la comédie elle-même. Cette situation, c’est le duel de Léa et de Daniel, ou mieux, car Léa et Daniel sont des symboles, c’est le duel de la négation moderne incarnée dans le mari et de la foi religieuse incarnée dans la femme. Encore ici M. Sardou ne nous paraît pas exactement avoir compris dans quelles conditions un tel duel peut donner matière à une étude profonde de deux âmes. Car c’est après le mariage, et lorsque l’époux et l’épouse sont irréparablement liés l’un à l’autre, qu’un tel duel devient réellement meurtrier, terrible et dramatique. Avant le mariage, ce n’est qu’une discussion plus ou moins vivement poussée, mais qu’une séparation possible entre les deux fiancés rend bénigne en comparaison de cette discorde permanente, de ce divorce quotidien, de ce ménage armé, que la nécessité de la vie commune inflige à deux êtres qui pensent et sentent au rebours l’un de l’autre, à côté l’un de l’autre. Et puis, car c’est là une des lois inévitables de la comédie de thèse, pour que ce duel nous intéresse comme une représentation de mille luttes semblables, il est nécessaire qu’il soit typique, c’est-à-dire que le mari résume à leur plus haut degré les caractères de la philosophie irréligieuse, et que de son côté l’épouse déploie, avec le plus d’énergie possible, la passion de la femme croyante à qui son cœur révèle une vérité mystique plus vraie que la vérité scientifique. Or, est-ce bien le cas des deux héros choisis par M. Sardou ? a-t-il réellement donné à son philosophe la philosophie dont il l’étiquette? Daniel Rochat est-il un positiviste dans tout le sens que ce mot suppose? Au risque de passer pour pédant, je renverrai M. Sardou à la profession de foi religieuse que le positiviste le plus autorisé de ce temps-ci, M. Herbert Spencer, a mise au début de son grand ouvrage : les Premiers Principes. M. Sardou y verra que de toutes les négations, la négation moderne est précisément celui qui respecte le plus la variété infinie des croyances, précisément parce que, rangeant les solutions sur les premiers problèmes dans la catégorie de « l’inconnaissable, » elle ne se reconnaît en aucune manière le droit de combattre aucune de celles que l’imagination suggère aux fidèles des diverses religions. M. Sardou, en enlevant à son Daniel Rochat cette haute tolérance intellectuelle, lui enlève donc en même temps tout caractère de haute culture philosophique. D’intelligence nécessairement vulgaire, ce fanatique d’impiété cesse donc de représenter la grande négation moderne, pour ne plus être que le symbole de ces jacobins à la tête étroite qui font de la haine à tous les dogmes un dogme nouveau et de l’irréligion une sorte de religion à rebours. Un tel personnage est forcément antipathique, parce qu’en effet il repose sur une contradiction initiale, et que la crise morale par lui traversée se réduit à savoir s’il renoncera à son amour ou bien au