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son « poème sacré, » lorsque Dante aborde cette question de la raison abusant de ses facultés, ne sentirions-nous pas cette sorte de commotion électrique qui révèle, dans toute œuvre capitale, l’approche du moment décisif ; tout ne tiendrait-il pas à nous avertir que nous touchons au point culminant des Cantiques ? C’est ce groupe représentant la pensée principale du vaste tableau, qui devrait être traité avec le plus de vigueur et de saillie, sur lequel devrait donner en plein la lumière du génie, afin de le rehausser et de le détacher des seconds plans, — ou alors le grand maître aurait ignoré les premières conditions de son art.

Eh bien ! je cherche en vain dans les passages indiqués un de ces accens du cœur, un de ces violens débordemens qui m’ont frappé partout où le poète est rappelé à quelque chose d’intime et de personnel, à la patrie ou à l’amour, à la gloire ou à l’exil, à l’état ou à l’église. Chose étrange, devant tous ces hérésiarques et sectaires, devant ces audacieux douteurs et ces révoltés de la raison, Dante reste maître de lui-même et maître de sa parole, spectateur serein et observateur froid, comme s’il se trouvait dans le cercle des avares ou des voleurs, comme s’il n’avait dans sa vie rien eu de commun avec eux, comme si rien dans son passé ne lui rappelait une chute pareille ou tout au moins un pareil égarement ! Pas un de ces retours sur soi-même, pas une de ces digressions lyriques et subjectives, pas une de ces plaintives variations du Quorum pars fui dont l’œuvre abonde dans tant d’autres parties. Et quant à la manière générale dont l’auteur de la Divine Comédie a traité les pécheurs de cette catégorie, quant à la perspective linéaire dans laquelle il les a placés, — de bonne foi, on n’a qu’à jeter un coup d’œil sur l’ensemble de la composition pour se convaincre que ce ne sont pas eux qui en forment le centre éthique et pathétique. On n’a qu’à comparer, par exemple, la description des traîtres et ennemis de l’empire avec celle de ces sectaires et « mauvais conseillers, » pour voir que ce ne sont pas précisément ces derniers qui constituent le groupe principal et résument la pensée fondamentale de l’œuvre. Faut-il l’avouer ? toutes les figures de ce groupe sont dessinées avec une ténuité de relief qui a même lieu de surprendre ; tout ce grand et important côté du mal est si légèrement accentué qu’il semble se perdre dans le vague ; et tout cela ne peut s’expliquer que par le fait que ce redoutable problème de la raison en opposition avec la foi était, dans son étendue comme dans sa portée, encore ignoré du poète et de son époque. Un poète de notre temps, un génie de notre siècle aurait certes bien autrement posé et éclairé ce problème ; et déjà Klopstock, qui vivait au milieu de la génération de Wolff et de Leibniz, et déjà Milton, qui fut un contemporain de Spinosa, et le Tasse lui-même, qui reçut en plein