Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/268

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

philosophes qui auraient audacieusement mis en doute les vérités de la religion ou de la morale, ce ne sont pas des maîtres de la pensée qui auraient bravé Dieu dans ses profondeurs, et opposé la science d’en bas à la révélation d’en haut; ce sont des hommes qui, doués par Dieu d’une raison supérieure, en ont abusé pour donner de mauvais conseils... politiques : un Ulysse, par exemple, qui conseilla la construction du cheval de Troie, un Montefeltro, qui insinua au pape « de promettre beaucoup et de peu tenir, » un Bertrand de Born qui poussa le Plantagenet à se révolter contre son père : «plus n’a fait Achitophel avec Absalon et David ! » Encore une fois, parmi tous ceux qui ont fait abus de leur raison, Dante ne nomme pas un seul philosophe, pas un seul penseur. Le seul philosophe que nous voyons condamné au supplice d’un châtiment éternel dans la Divine Comédie est Epicure; et c’est précisément parmi les « hérétiques, » sur les confins de l’incontinence et de la malice, que le poète le place ainsi que tous ses adeptes « qui font mourir l’âme avec le corps[1] : » preuve manifeste que Dante ne voyait dans le scepticisme que des mobiles sensuels et un but matériel. Dans les libres penseurs il ne voyait que des libertins.

En effet, d’après tout ce qu’il dit, et surtout d’après tout ce qu’il tait et omet, il est aisé de reconnaître qu’Alighieri n’a aucune notion de la négation philosophique dans ce sens transcendantal et métaphysique qui, pour notre malheur ou pour notre gloire, nous est devenu si familier et si commun. J’insiste sur ces omissions significatives dans la Divine Comédie, car il est non moins intéressant et instinctif de reconnaître les lacunes importantes du « poème sacré » que d’en inventorier les immenses richesses. Elle est par exemple bien vieille cette idée que Dieu a posé au savoir humain des limites qu’il est dangereux de transgresser, que le désir de tout connaître recèle un orgueil coupable, et qu’en creusant l’énigme de notre existence nous tombons dans l’abîme ; la croyance populaire et l’art des maîtres ont imaginé plus d’une fable renfermant cette leçon de renoncement suprême, ont créé plus d’un type de ces génies titaniques dont grande fut la témérité et grand le châtiment. L’antiquité a eu son Prométhée, notre époque a créé le Faust, le Manfred, et un poète moderne qui chanterait l’enfer ne négligerait certes pas d’emprunter ou d’inventer un type pareil qui résumât une pensée si profonde et un enseignement si douloureux. Or, nous chercherions en vain une telle figure parmi la race perdue qui peuple l’enfer de Dante : aucun de ces tragiques insurgés du destin n’apparaît au fond de son éternel abîme, aucun de ces génies prométhéens ne se détache du sombre tableau comme un éternel exemple :

  1. Inf., X, 14-15.