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100 du revenu foncier; c’est donc comme s’ils s’étaient emparés de la moitié de la propriété. Dans ces contrées, le cultivateur est-il plus heureux? Non, la misère rurale y est extrême. La propriété foncière à l’état, ce serait tout simplement l’impôt unique préconisé jadis par les physiocrates et récemment par MM. de Girardin et Menier. La physionomie générale de nos sociétés ne se trouverait guère modifiée. La rente consommée aujourd’hui par les propriétaires le serait alors par des fonctionnaires. C’est là précisément ce que combattaient les proudhoniens-anarchistes, adversaires acharnés du Dieu état. Aussi proposaient-ils de remettre la terre aux associations rurales. Seulement ici encore cette autorité suprême que les sociologistes invoquent sans cesse, l’expérience, donne de sérieux avertissemens au sujet des « lois naturelles de l’évolution sociale. »

Le régime rêvé par les internationaux-anarchistes n’est pas une utopie. Il était autrefois général en France et il existe encore aujourd’hui chez les Slaves du Danube et des Balkans. Là le sol est exploité et possédé par des associations autonomes que les auteurs autrichiens ont appelées très justement Haus-communionen, « communautés de maison ou de famille. » Quand j’ai visité les zadrugas de la Serbie et de la Croatie, j’ai été, comme M. Le Play et comme le grand apôtre du slavisme danubien, Mgr Strossmayer, séduit par les charmes de cette vie rurale si simple, si douce, si poétique[1]. En voyant tout le groupe associé, hommes et femmes, travailler en commun dans les champs ou préparer le chanvre et la laine de leurs vêtemens, le soir, à la veillée, aux sous de la guzla accompagnant le chant du romancero serbe, on se croit transporté parmi les bucoliques de l’âge d’or. Pourtant «l’évolution naturelle » mine ces fraternelles institutions, quoiqu’elles aient pour base les liens de la famille et des traditions immémoriales. Quand ce que nous appelons le progrès vient secouer la torpeur de cette vie patriarcale et qu’ainsi naissent de nouveaux besoins, les associés ne veulent plus travailler pour le bien de la communauté : ils réclament la division. L’esprit d’individualisme détruit peu à peu la zadruga slave, comme déjà, au XVIIe et au XVIIIe siècle, il avait fait disparaître les communautés de l’ancienne France. Isolées, les familles sont-elles plus heureuses? Il s’en faut. Souvent elles vendent leurs propriétés et tombent dans la misère. Mais elles veulent la liberté et l’indépendance, même au prix de ses responsabilités et de ses déceptions. Avant un demi-siècle, quand les chemins de fer et l’industrie moderne auront développé les richesses de la Slavie méridionale, l’antique égalité aura fait place à l’opposition entre

  1. Voir mon étude sur les Communautés de famille dans la Revue du 1er septembre 1872, et mon livre les Formes primitives de la propriété, 2e édit., p. 201.