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locales y attiraient les intrigans, les affamés de toute sorte. Ceux d’outre-Rhin, y trouvant la facilité de se faire comprendre, accouraient dans l’espoir d’acquérir cette influence qu’un étranger obtient plus aisément hors de sa patrie et loin des témoins de sa vie; ceux de l’intérieur de la France, guidés par des motifs semblables, ne doutèrent pas que des gens qui ne parlaient généralement qu’un mauvais français ne fussent faciles à séduire par le langage exalté d’un patriotisme brûlant et par les témoignages simulés d’un dévoûment sans bornes aux intérêts de la chose publique. Des hommes qui s’annonçaient comme obligés de fuir leur patrie pour se soustraire aux persécutions que leur attiraient leurs opinions politiques, ne devaient-ils pas être accueillis avec empressement par une ville qui se piquait d’indépendance? Qu’ils vinssent de Paris, de Bâle ou de Cologne, ils y apportèrent l’esprit d’intrigue et de domination, discréditant les administrateurs alsaciens et s’ingéniant à les supplanter. Cette ville, s’écriaient-ils, est un nid d’aristocrates et d’impériaux. Il faut faire table rase de ces préjugés, de ces traditions, de ces familles; il faut transplanter dans cette partie de la France une colonie de patriotes purs et incorruptibles, et chasser loin d’ici toutes ces âmes faibles ou timorées qui ne savent ou n’osent se mettre à la hauteur de la révolution. Le maire de Strasbourg, Diétrich, esprit froidement enthousiaste, Français fervent, lutta durant plus de trois années contre les fermens de discorde que la présence de tant d’inconnus impatiens amassait dans l’enceinte de Strasbourg. Lorsqu’il succomba sous la coalition des exaltés et des Allemands, l’avocat savoyard Monet, le prêtre allemand Schneider et le baron prussien Klauer devinrent les maîtres. La brusque arrivée de Saint-Just et sa sanglante dictature sauvèrent la ville de l’étranger.

C’est pendant cette période de résistance de Diétrich, d’émeutes, d’appréhensions, de secousses morales, de misère publique, que se produisirent les tentatives des émigrés pour pénétrer dans Strasbourg et en faire, au point de vue militaire, le centre actif de la contre-révolution.

Depuis un an, les chefs les plus audacieux de l’émigration, tels que le prince de Nassau-Siegen, célèbre par les drames héroï-comiques de sa vie, le comte de Bussy, le vicomte de Mirabeau, etc., avaient noué de secrètes intelligences avec les officiers des vieux régimens cantonnés en Alsace et en Lorraine, et attendaient impatiemment que ces corps suivissent l’exemple des soldats de Berchiny, de Royal-Allemand, de Dauphin-Cavalerie. Le comte de Vioménil, ami particulier du prince de Condé, administrateur éprouvé[1], et dont le sens

  1. M. de Vioménil avait alors cinquante-sept ans; entré au service à treize ans, colonel à vingt-sept, il avait fait la guerre d’Amérique avec M. de Rochambeau et rempli avec éclat les fonctions de gouverneur de la Martinique et des Iles du Vent de 1788 à 1790.