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politique était plus fin que celui de ces paladins d’aventure, estimait sagement qu’il importait assez peu désormais à la cause royale d’avoir sur terre allemande quelques milliers d’hommes de plus, et que mieux vaudrait les utiliser pour un coup de main sur une place forte dont la possession donnât enfin à l’émigration ce prestige et ce point d’appui qu’on cherchait vainement depuis 1789, d’abord sur la frontière des Alpes et maintenant sur la frontière du Rhin. M. de Vioméuil, assisté d’un ami sûr et discret, M. de Thessonnet, aide de camp du prince de Condé, s’était assuré des dispositions des officiers de la garnison de Strasbourg, et sollicitait depuis bien des mois les princes de donner leur adhésion au projet de pénétrer par surprise dans la ville ou de s’y installer de vive force[1]. Ceux-ci, refusant d’assumer une telle responsabilité, avaient demandé l’agrément du roi Louis XVI; les retards, les hésitations, les pertes de temps, les écrits dangereux s’étaient accumulés, et l’occasion paraissait moralement manquée lorsque M. de Vioménil reçut enfin l’autorisation d’agir. Les lettres qu’on va lire témoignent de l’importance extrême de cette tentative, du prix qu’y attachaient les princes, et des efforts soutenus des hommes qui se dévouèrent à son succès.

Au mois d’octobre 1791, les ministres semblaient unanimes à croire qu’il y avait nécessité pour les émigrés de revenir en toute hâte auprès du roi pour le défendre, faire cesser les alarmes publiques et ôter tout prétexte aux agitateurs. Bertrand de Molleville raconte que l’opinion condamnait l’obstination des princes, et déclare qu’à ce moment l’unique moyen de rendre au roi quelque popularité

  1. Chose singulière et qui rend plus précieux les documens inédits que nous produisons, il semble qu’on aurait voulu jeter le voile sur cette conspiration de la surprise de Strasbourg ou plutôt de l’achat de sa garnison. L’historien du prince de Condé, prolixe de menus détails pour toutes les opérations politiques et militaires des princes, de 1790 à 1794, n’en fait aucune mention. A peine avoue-t-il, à propos de Landau, l’espoir qu’eut un instant le prince de s’emparer de cette place, grâce à la négociation entamée par une dame alliée au commandant de la garnison (tome II, 38) ; et, passant sous silence les tumultes sanglans et les proscriptions qui désolèrent Strasbourg, il n’a qu’un mot banal pour la mémoire du maire Dietrich (tome II, 244); cette mort l’affligea vivement, dit-il, en parlant de Condé. Le marquis de Bouillé, dans ses Mémoires (tome II, 309) ne fait qu’une allusion discrète aux projets du prince de Condé. Des affirmations plus catégoriques se trouvent dans la correspondance des conventionnels en mission, Saint-Just et Lebas (Moniteur, XVIII, 512); mais la conjuration de Vioménil n’y est pas désignée d’une manière spéciale, ce qu’ils n’eussent pas manqué de faire s’ils avaient pu y attacher le nom de l’ami de Condé ; ils se bornent à parler en termes généraux de complots permanens, de conspiration organisée pour livrer Strasbourg, sans préciser les noms, le lieu, les dates. Les plus récens historiens de Strasbourg, MM. Spach, Legrelle, Seinguerlet, ne sont pas mieux informés. Ce sont ces points, restés inconnus même aux intéressés, que les archives du maréchal de Vioménil permettent de mettre en lumière.