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leur admission comme citoyens au sein de la nation régénérée ; ils réclamaient au nom des droits de l’homme, on les repoussait au nom des intérêts matériels lésés par l’usure. Les régimens se révoltaient contre des officiers, aristocrates d’origine et d’opinion, qui prétendaient vivre et parler comme en 1788. Le commerce s’arrêtait; plus d’affaires à long terme. La ville de Strasbourg voyait son budget municipal réduit de 52,000 livres par l’abolition des droits féodaux, de 85,000 par le rejet des douanes de la ligne des Vosges à celle du Rhin. Il fallait combler ce déficit par l’impôt; tous ceux qui possédaient étaient atteints et mécontens.

Les brusques changemens d’idées et de personnes qui se produisaient à Paris avaient leur contre-coup dans la province. En juin 1791, le général Klinglin est remplacé par le général Gelb; Klinglin émigra. Le 17 août, Gelb fut destitué, et le vieux maréchal Luckner prit le commandement de l’armée du Rhin. Les rapports adressés au ministre par les ennemis de Diétrich et, plus tard, par les représentans en mission, font le plus triste tableau des habitudes des troupes en garnison à Strasbourg. Ces régimens, commandés par des chefs aristocrates, et dont plusieurs, passés à l’ennemi, n’avaient pas été remplacés, offraient l’aspect du désordre et de l’indiscipline. Point de vivres assurés, point de vêtemens, point de magasins ; l’hôpital devenu insuffisant, les casernes encombrées de malades. Plus d’exercices réguliers, partout le désœuvrement, l’ennui. Les portes de la ville, celles de la citadelle, mal gardées, se fermaient tard. Le spectacle, les rues, les lieux de plaisir étaient remplis d’officiers; des soldats vagabonds couraient la campagne, effrayant les villages par leurs réquisitions insolentes. L’état-major, en correspondance réglée avec les émigrés, ne cachait point ses préférences, rivalisait de politesses et de prévenances avec les officiers allemands du fort de Kehl; tous les officiers gardaient la cocarde blanche dans leur poche, certains ne mettaient la cocarde tricolore qu’à la parade, d’autres affectaient de ne la faire porter qu’à leurs chevaux. Tel était l’état des esprits en Alsace pendant cette année 1791 que M. de Vioménil employa tout entière à tâter le pouls aux officiers de la garnison de Strasbourg.

Dans les derniers jours de 1791, après la fête de Noël, qui suspend en Alsace toutes les affaires, même urgentes, et rapproche les familles désunies, M. de Vioménil prit ses dispositions pour exécuter les ordres du comte d’Artois, autorisant le prince de Condé à briser les vitres, mais sans faire de bruit. Le maréchal Luckner avait en ce moment sous ses ordres environ douze mille recrues et trois mille hommes de vieilles troupes disséminées sur une ligne de trente lieues ; en face de lui se groupaient de nombreux contingens prussiens et autrichiens, cantonnés de Bâle à Mayence, et la légion