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si tant est qu’à partir d’une certaine époque, on puisse les distinguer l’une de l’autre. C’est ce que je voudrais montrer par la discussion d’un exemple caractéristique.

Lorsque les éditeurs de Kehl, dans leur collection, parmi les nombreux pamphlets de Voltaire, imprimèrent le Sermon des cinquante, ils le firent précéder de ce maladroit petit avertissement : « Cet ouvrage est le premier où M. de Voltaire ait attaqué de front la religion chrétienne, à laquelle jusqu’alors il n’avait porté que des attaques indirectes. » Decroix au moins s’était contenté de l’aveu : Condorcet ajouta le paragraphe suivant : « M. de Voltaire fut un peu jaloux du courage de Rousseau, — Rousseau venait de publier son Émile, — et c’est peut-être le seul sentiment de jalousie qu’il ait jamais eu, mais il surpassa bientôt Rousseau en hardiesse comme il le surpassait en génie. » Le seul sentiment de jalousie, ô naïf Condorcet ? Quoi donc ? aviez-vous sitôt oublié ce que le maître vous écrivait en 1776, à vous-même, s’adressant à votre personne : « Le galimatias physique de M. le Comte me fait faire de profondes réflexions sur les réputations et l’adresse qu’on a eue de se faire passer pour un esprit supérieur quand on a donné au public la dimension de la queue d’un singe. » M. le Comte, c’était Buffon, et le galimatias c’était la Théorie de la terre. Ou bien encore ne vous souvenait-il plus du mémoire, — car c’était un vrai mémoire, — que vous aviez dû faire parvenir au patriarche pour l’empêcher de rendre publique une lettre où, faisant dans les règles un parallèle du chevalier de Chastellux et de Montesquieu, il n’hésitait pas à déclarer que le livre de la Félicité publique était bien supérieur au livre immortel de l’Esprit des lois[1]  ? Voltaire ne publia pas cette lettre, mais il fit une grosse brochure, le Commentaire sur l’Esprit des lois, pour discréditer un peu Montesquieu ; ce fut, avec les Dialogues d’Évhémère, pour discréditer un peu Buffon, l’un des derniers fruits de sa vieillesse. Avant de mourir il mettait ses vieilles rancunes en règle. Ce qu’il fallait donc écrire pour être exact, c’est que Voltaire fut jaloux de tout le monde, jaloux de Marivaux et de Crébillon, jaloux de Buffon et de Montesquieu, mais qu’il ne fut jaloux de personne comme de Rousseau. Quoi de plus naturel ? On l’a dit et on ne saurait trop le redire : si le talent consiste surtout à donner aux idées de son temps leur forme la plus saisissante, Voltaire est le talent, mais Jean-Jacques est le génie, si le génie consiste à faire faire aux idées de son temps un pas vers les idées de l’avenir. Quoi qu’il en soit, lorsque les éditeurs de Kehl attribuent à la Profession de foi du

  1. Un de ces traits toujours amusans, parce qu’ils peignent Voltaire au vrai, c’est qu’entre autres argumens il se proposait, lui, Arouet, fils d’Arouet, d’écraser, dans un paragraphe spécial, ce robin de Montesquieu sous le poids de la gloire de Claude de Beauvoir, vicomte d’Avallon, seigneur de Chastellux, maréchal de France en 1418, glorieux ancêtre du chevalier. Voyez les Œuvres de Condorcet, t. i. (Éd. Arago.)