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opinions libérales, par toutes les saillies d’une nature heureuse, et c’est dès ces premiers momens qu’il s’était lié avec un autre jeune homme né à Aix, étudiant comme lui, bientôt avocat comme lui, M. Mignet. C’est alors que se formait cette amitié fidèle qui n’a jamais souffert depuis ni éclipse ni atteinte, qui a défié les années, les épreuves, les changemens de fortune dans un siècle où la politique et les révolutions ont brisé ou dénoué tant de liens, — « amitié, selon un vieux mot, point seulement d’amis, mais de frères. »

Ils s’étaient rencontrés au seuil de l’école de droit, on peut dire au seuil de la vie, — l’un, jeune homme à la physionomie grave et douce, à l’âme chaleureuse mais contenue, à l’esprit pénétrant et méditatif, porté aux hautes interprétations en histoire comme en politique ; l’autre vif, décidé, tout mouvement et tout feu. Avec des caractères et des goûts d’esprit différens, ils avaient été conduits aussitôt à une sérieuse et forte intimité par l’attrait de la jeunesse, par des analogies d’origine et de destinée. Tous les deux ils étaient nés dans des conditions modestes, ils avaient reçu la même éducation et ils avaient leur chemin à faire. Ils entraient ensemble dans une carrière aux émulations généreuses, ils se sentaient tous les deux les mêmes instincts d’émancipation libérale, la même ambition de s’élever par le talent, de chercher l’avenir au-delà d’une ville de province. Ils mettaient en commun leurs études, leurs idées, leurs espérances, leurs projets, et tandis que M. Mignet débutait, coup sur coup, à l’Académie de Nîmes par un Éloge de Charles VII, à l’Académie des Inscriptions de Paris par un savant essai sur la féodalité et les institutions de saint Louis, M. Thiers lui aussi prenait son essor. Il tentait un peu toutes les voies : il cherchait fortune jusqu’à Toulouse, aux jeux floraux, par un discours sur « les caractères de la littérature romantique, » et il a écrit en ce temps-là sur « l’éloquence judiciaire; » mais son vrai coup de maître était l’Éloge de Vauvenargues, présenté à un concours de l’académie d’Aix, — et à cette première tentative, à ce premier succès est restée attachée une légende de malice.

M. Thiers, connu déjà pour une chaude tête libérale, effarouchait quelque peu les honnêtes académiciens d’Aix, presque tous royalistes, qui voyaient en lui moins le talent que les opinions suspectes, et qui, pour éviter de couronner le discours dont il était présumé l’auteur, ajournaient le concours. Sans se décourager, avec la complicité d’un magistrat, M. d’Arlatan de Lauris, plus sensible, lui, au talent qu’aux opinions, il faisait arriver mystérieusement de Paris un autre discours écrit en toute hâte, et le discours venu de Paris était naturellement jugé digne du premier prix tandis que l’éloge attribué à M. Thiers devait se contenter d’un modeste