Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/508

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obscur et sanglant où se débattait la société française. Sur deux points il se montrait particulièrement nouveau et supérieur. D’un côté il exposait avec autant de savoir que de netteté toute la partie économique et financière de la révolution, les bouleversemens du crédit, les combinaisons de Cambon, la création du grand livre ; d’un autre côté il se plaisait à décrire avec l’instinct le plus vif et le plus sûr, avec un art attachant, les opérations de guerre, l’organisation et la marche des armées, la campagne de l’Argonne, les batailles de Sambre-et-Meuse ou du Rhin, la première campagne d’Italie, l’expédition d’Egypte. Il racontait la guerre en stratégiste comme il racontait en financier la création du grand livre. C’est encore le charme de ses récits.

Il racontait la révolution en homme qui l’aimait dans ce qui l’ennoblissait et la relevait, qui en subissait la fascination au point de jeter trop facilement un voile sur ce qu’elle avait de plus sombre, qui à aucun moment ne consentait à se séparer d’elle. Il se laissait emporter à ce courant, et c’est avec une entraînante vivacité d’émotion que, touchant déjà presque au terme, au lendemain de la campagne d’Italie, oubliant les crimes et les malheurs pour ne se souvenir que de l’éclair de gloire qui venait de Rivoli, il écrivait cette dernière page d’un de ses derniers volumes : «Jours à jamais célèbres et à jamais regrettables pour nous ! à quelle époque notre patrie fut-elle plus belle et plus grande? Les orages de la révolution paraissaient calmés ; les murmures des partis retentissaient comme les derniers bruits de la tempête. On regardait ces restes d’agitation comme la vie d’un état libre. Le commerce et les finances sortaient d’une crise épouvantable… toutes les voix étaient libres. La France, au comble de la puissance, était maîtresse de tout le sol qui s’étend du Rhin aux Pyrénées, de la mer aux Alpes. D’admirables armées faisaient flotter les trois couleurs à la face des rois qui avaient voulu l’anéantir. Vingt héros, divers de caractère et de talent, pareils seulement par l’âge et le courage, conduisaient les soldats à la victoire. Hoche, Kléber, Desaix, Moreau, Joubert, Masséna, Bonaparte et une foule d’autres encore s’avançaient ensemble. On pesait leurs mérites divers ; mais aucun œil, si perçant qu’il pût être, ne voyait dans cette génération de héros les malheureux ou les coupables. Aucun œil ne voyait celui qui allait expirer à la fleur de l’âge, atteint d’un mal inconnu, celui qui mourrait sous le poignard musulman ou sous le feu ennemi, celui qui opprimerait, celui qui trahirait sa patrie : tous paraissaient grands, purs, heureux, pleins d’avenir ! Ce ne fut là qu’un moment, mais il n’y a que des momens dans la vie des peuples comme dans la vie des individus… »

M. Thiers écrivait l’histoire avec l’originalité de sa nature et de