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d’autant plus indulgens envers tous ceux qui, témoins de la mystérieuse métamorphose inaugurée dans le monde à partir du XIIIe siècle, n’eurent pour elle aucun enthousiasme, ni seulement ne la comprirent. « C’est le caractère distinctif de cette époque, a dit M. Guizot, qu’elle a été employée à faille de l’Europe primitive l’Europe moderne : de là son importance et son intérêt historique ; si l’on ne la considérait pas sous ce point de vue, si l’on n’y cherchait pas surtout ce qui en est sorti, non-seulement on ne la comprendrait pas, mais on s’en lasserait promptement. Vue en elle-même en effet, et en elle seule, c’est un temps sans caractère, un temps où la confusion va en croissant sans qu’on en aperçoive les causes ; temps de mouvement sans direction, d’agitation sans résultat : royauté, noblesse, clergé, bourgeoisie, tous les élémens de l’ordre social semblent tourner dans le même cercle, également incapables de progrès et de repos[1]. »

Y a-t-il rien d’étonnant dès lors que des temps ainsi en apparence décousus et confus aient surtout lassé et choqué un poète épris de la sublime harmonie des sphères, un penseur pénétré de la magnificence du Co>mos divin, un homme d’étude qui, jusque dans les traités de scolastique, jusque dans les commentaires qu’il donnait à ses canzones, cherchait la symétrie, la belle ordonnance et l’enchaînement logique ?.. Dante n’avait que trois ans lorsque périt sur l’échafaud de Naples le jeune et infortuné Conradin, le dernier rejeton de la race des Hohenstaufen, la grande race des empereurs ; arrivé à la maturité de l’âge « il vit dans Anagni entrer le fleurdelisé, » il vit la papauté s’acheminer vers la captivité babylonienne d’Avignon : et tout cela au lendemain même de la vision merveilleuse, au lendemain du jubilé de 1300 qui fut comme l’examen de conscience et la confession générale du moyen âge expirant ! La nouvelle substruction sociale qui lentement se formait ne se révélait aux contemporains que par des décombres, par l’ébranlement qu’elle apportait au grand édifice du passé ; le jeune organisme qui naissait était encore tout enveloppé de sa larve, et cette larve parut à bon droit hideuse. « Ce nouveau monde est laid, — ainsi s’exprime, en abordant le siècle de Philippe le Bel, l’historien qui a eu entre tous l’intuition des époques[2] ; — il naît avocat, usurier ; papauté, chevalerie, féodalité périssent sous la main du procureur, du banqueroutier, du faux-monnayeur. si ce monde est plus légitime que celui qu’il remplace, quel œil, fût-ce celui de Dante, pourrait le découvrir en ce moment ?.. » Et lorsque, se détournant de la vaste scène de ce monde étrange et informe, Dante

  1. Hist. de la civilisation en Europe, 8e leçon.
  2. Michelet. Hist. de France, tome M. ch. II, initio.